Politique
Chirac ou la diagonale du vide
Si François Mitterrand trônait comme un sphinx figé dans sa condescendance monarchique, Jacques Chirac renvoyait l’image agitée d’un grand fauve toujours affamé ne chassant que pour lui-même, et prêt à tous les carnages pour se tailler sa part. Son nom même claquait à nos oreilles d’une sonorité carnassière ; sa belle gueule d’acteur et sa silhouette à la Cary Grant firent sa fortune électorale auprès des femmes, son verbe trivial et sa jovialité véhiculaient ce populisme campagnard si typique d’une France rad-soc (comme son père, enseignant en Corrèze) où les hommes plastronnent au comptoir du bistrot tandis que les femmes s’agenouillent à la messe. Jacques Chirac était plus à l'aise dans ce milieu-là que dans les milieux bourgeois. Il comprit vite que pour gagner, il fallait taper dans le dos du populo et bouffer de la paluche. L’homme en avait des ampoules.
Sa vie, c’était moins un destin qu’une trajectoire, plus un mental de lutteur qu’un grand esprit, une diagonale du vide : si son charisme remplissait l’espace au point de le monopoliser, il ne faisait que le traverser, comme un bolide emporté par sa propre vitesse. « Le bulldozer », ainsi l’appelait Georges Pompidou. « 5 minutes douche comprise », avait aussi pour surnom ce mâle insatiable. Philippe Séguin disait de lui qu'il était « un Don Juan de la politique » qui préfère la conquête du pouvoir à son exercice. Et au lendemain de sa mort, il est notable que, très rapidement, les observateurs glissent sur son bilan et vantent sa personne : « De Jacques Chirac, on retient plus le style d'un président de la République qui serre les mains et lève le coude avec les Français que le bilan de deux mandats marqués par 5 ans de cohabitation », affirme le politologue Pascal Perrineau.
Pourtant, il y a un bilan Chirac. Celui des années Giscard où, Premier ministre (1974-1976), il s’investit personnellement dans les réformes sociétales qui allaient durablement peser sur la société française et amener la gauche au pouvoir. Jacques Chirac était-il de droite ? Voilà une question entendue à plusieurs reprises en ce moment. Les plus sévères répondent qu’il fit de la trahison un métier (Chaban-Delmas, VGE). Les autres citent l’appel de Cochin (1978), un discours très droitier écrit par Pierre Juillet et Marie-France Garaud, pour montrer qu’il avait du coffre idéologique. On oublie que ce discours ne servit qu’à nuire à Valéry Giscard d’Estaing et n’empêcha nullement Jacques Chirac de faire appeler le RPR à voter pour François Mitterrand en 1981. Jacquot, c’était déjà la double inconstance.
Dévider chez lui la pelote gaulliste n’est pas chose aisée. L’animal sortit d’abord de l’école pompidoliste. La trempe du Général ne s’exprima guère qu’à deux reprises : le fameux « do you want me to go back to my plane ? » lancé au pouvoir israélien dans la vieille ville de Jérusalem (1996) et son refus de la guerre en Irak (2003). Pour le reste, Chirac le solitaire n’eut de cesse de marcher en crabe sauf sur un point : face au Front national. Il y eut certes son dérapage à Orléans quand il parla du « bruit et des odeurs » des immigrés (1991), mais ce fut une passade au regard de la seule ligne à laquelle il sut se montrer fidèle toute sa vie, celle du refoulement du FN, pas seulement aux marges de la droite mais dans les ténèbres extérieures, hors du champ des idées légitimes. Sur le terrain des souffrances périphériques, son côté proche des gens n’embrayait plus et tout son être se raidissait absolument, de manière quasi irrationnelle. Il s’ensuivit un autisme total devant certains sujets comme l’immigration que les élites politiques n’oseraient jamais regarder « en face », pour reprendre l’expression si révélatrice du président Macron. Pourtant, Jacques Chirac était un bon vivant, tout comme le soudard Jean-Marie Le Pen dont il aurait pu partager les plaisanteries de garçon de bain. Il peut paraître curieux que cet homme si prompt aux excès, dévoreur d'énergies, ait pu être si allergique à l'extrémisme ou ce qui était désigné comme tel. Le serment qu’il fit de ne jamais pactiser avec le FN, y compris localement comme en 1998, grippa les rouages des institutions représentatives. Contrairement au MSI italien dilué par Silvio Berlusconi ou le PC français avalé par François Mitterrand, un parti de gouvernement n’allait pas absorber le FN mais condamnait la France à en faire son abcès purulent. Ce qui fait dire à certains que Jacques Chirac tomba dans le piège mitterrandien de la diabolisation du Front national et pourvut la gauche d’une rente de situation. Mais cette thèse se révèle pertinente si on raisonne à l’échelle de l’intérêt du pays. Jacques Chirac barricada sa famille politique par peur que « l’astre noir » (François Léotard) du lepénisme ne l’aspirât plus tôt dans son orbite. Cet ostracisme se révéla payant pour le RPR puis l’UMP qui devaient se partager alternativement la gestion du pays avec la gauche. En 2002, Jacques Chirac récolta pour lui-même les fruits de cette posture en capitalisant bien au-delà de son camp sur le rejet du FN. Élu de manière kabilesque, c’est lui qui enclencha la mécanique perverse que face à l’extrême-droite, n’importe quel candidat peut s’ouvrir les portes de l’Élysée, comme on le ferait d’une canette de Corona, sans même prendre la peine de débattre entre les deux tours. Jacques Chirac retourna ainsi à son profit le piège tendu par François Mitterrand. Mais combien de temps ce petit jeu va-t-il durer ? On arrive au bout de l’impasse.
Jacques Chirac était-il chrétien ? Difficile de se hasarder dans le nœud du cœur humain. C'était un optimiste, un épicurien. Toute sa vie, il fit croire qu'il ne s'opposait pas à l'affichage chrétien de son épouse mais, comme le rappelle cet article de La Croix, c’est à sa demande insistante que la référence aux « racines chrétiennes » de l’Europe fut finalement retirée en 2004 du projet de préambule de la Constitution européenne. S'agissait-il d'une aversion profonde pour la France des clochers qu'il courtisait, comme le faisait aussi François Mitterrand sur ses affiches ? Qui était-il alors ? Un franchouillard de Corrèze passionné de sumo et d’arts premiers ? En fait, son exotisme, cet amour du lointain, contraste avec cette gouaille popu qui fit sa renommée et je m’étonne toujours que cet européen convaincu ait pu détester à ce point la ville de Rome. D’elle, Chirac disait qu’elle « pue la mort ». Maintenant, il l’a rejointe.
Sa vie, c’était moins un destin qu’une trajectoire, plus un mental de lutteur qu’un grand esprit, une diagonale du vide : si son charisme remplissait l’espace au point de le monopoliser, il ne faisait que le traverser, comme un bolide emporté par sa propre vitesse. « Le bulldozer », ainsi l’appelait Georges Pompidou. « 5 minutes douche comprise », avait aussi pour surnom ce mâle insatiable. Philippe Séguin disait de lui qu'il était « un Don Juan de la politique » qui préfère la conquête du pouvoir à son exercice. Et au lendemain de sa mort, il est notable que, très rapidement, les observateurs glissent sur son bilan et vantent sa personne : « De Jacques Chirac, on retient plus le style d'un président de la République qui serre les mains et lève le coude avec les Français que le bilan de deux mandats marqués par 5 ans de cohabitation », affirme le politologue Pascal Perrineau.
Pourtant, il y a un bilan Chirac. Celui des années Giscard où, Premier ministre (1974-1976), il s’investit personnellement dans les réformes sociétales qui allaient durablement peser sur la société française et amener la gauche au pouvoir. Jacques Chirac était-il de droite ? Voilà une question entendue à plusieurs reprises en ce moment. Les plus sévères répondent qu’il fit de la trahison un métier (Chaban-Delmas, VGE). Les autres citent l’appel de Cochin (1978), un discours très droitier écrit par Pierre Juillet et Marie-France Garaud, pour montrer qu’il avait du coffre idéologique. On oublie que ce discours ne servit qu’à nuire à Valéry Giscard d’Estaing et n’empêcha nullement Jacques Chirac de faire appeler le RPR à voter pour François Mitterrand en 1981. Jacquot, c’était déjà la double inconstance.
Dévider chez lui la pelote gaulliste n’est pas chose aisée. L’animal sortit d’abord de l’école pompidoliste. La trempe du Général ne s’exprima guère qu’à deux reprises : le fameux « do you want me to go back to my plane ? » lancé au pouvoir israélien dans la vieille ville de Jérusalem (1996) et son refus de la guerre en Irak (2003). Pour le reste, Chirac le solitaire n’eut de cesse de marcher en crabe sauf sur un point : face au Front national. Il y eut certes son dérapage à Orléans quand il parla du « bruit et des odeurs » des immigrés (1991), mais ce fut une passade au regard de la seule ligne à laquelle il sut se montrer fidèle toute sa vie, celle du refoulement du FN, pas seulement aux marges de la droite mais dans les ténèbres extérieures, hors du champ des idées légitimes. Sur le terrain des souffrances périphériques, son côté proche des gens n’embrayait plus et tout son être se raidissait absolument, de manière quasi irrationnelle. Il s’ensuivit un autisme total devant certains sujets comme l’immigration que les élites politiques n’oseraient jamais regarder « en face », pour reprendre l’expression si révélatrice du président Macron. Pourtant, Jacques Chirac était un bon vivant, tout comme le soudard Jean-Marie Le Pen dont il aurait pu partager les plaisanteries de garçon de bain. Il peut paraître curieux que cet homme si prompt aux excès, dévoreur d'énergies, ait pu être si allergique à l'extrémisme ou ce qui était désigné comme tel. Le serment qu’il fit de ne jamais pactiser avec le FN, y compris localement comme en 1998, grippa les rouages des institutions représentatives. Contrairement au MSI italien dilué par Silvio Berlusconi ou le PC français avalé par François Mitterrand, un parti de gouvernement n’allait pas absorber le FN mais condamnait la France à en faire son abcès purulent. Ce qui fait dire à certains que Jacques Chirac tomba dans le piège mitterrandien de la diabolisation du Front national et pourvut la gauche d’une rente de situation. Mais cette thèse se révèle pertinente si on raisonne à l’échelle de l’intérêt du pays. Jacques Chirac barricada sa famille politique par peur que « l’astre noir » (François Léotard) du lepénisme ne l’aspirât plus tôt dans son orbite. Cet ostracisme se révéla payant pour le RPR puis l’UMP qui devaient se partager alternativement la gestion du pays avec la gauche. En 2002, Jacques Chirac récolta pour lui-même les fruits de cette posture en capitalisant bien au-delà de son camp sur le rejet du FN. Élu de manière kabilesque, c’est lui qui enclencha la mécanique perverse que face à l’extrême-droite, n’importe quel candidat peut s’ouvrir les portes de l’Élysée, comme on le ferait d’une canette de Corona, sans même prendre la peine de débattre entre les deux tours. Jacques Chirac retourna ainsi à son profit le piège tendu par François Mitterrand. Mais combien de temps ce petit jeu va-t-il durer ? On arrive au bout de l’impasse.
Jacques Chirac était-il chrétien ? Difficile de se hasarder dans le nœud du cœur humain. C'était un optimiste, un épicurien. Toute sa vie, il fit croire qu'il ne s'opposait pas à l'affichage chrétien de son épouse mais, comme le rappelle cet article de La Croix, c’est à sa demande insistante que la référence aux « racines chrétiennes » de l’Europe fut finalement retirée en 2004 du projet de préambule de la Constitution européenne. S'agissait-il d'une aversion profonde pour la France des clochers qu'il courtisait, comme le faisait aussi François Mitterrand sur ses affiches ? Qui était-il alors ? Un franchouillard de Corrèze passionné de sumo et d’arts premiers ? En fait, son exotisme, cet amour du lointain, contraste avec cette gouaille popu qui fit sa renommée et je m’étonne toujours que cet européen convaincu ait pu détester à ce point la ville de Rome. D’elle, Chirac disait qu’elle « pue la mort ». Maintenant, il l’a rejointe.