Société
Tcherbrizol
De mémoire de Rouennais, on n’avait peut-être pas vu pareil bûcher depuis l'an 1431, quand la place du Vieux-Marché se fit l’arène de l’épilogue le plus tragique de notre roman national, et que l’Anglois livra aux fagots l’Antigone et l’Amazone des catholiques et des Français toujours. Condamnée à mort, la jeune héroïne devint femme au foyer, et de ce foyer naîtraient tous les enfants de France, républicains ou dévots. On imagine encore les flammes consumer la sainte dans une sorte d’assomption, comme si les forces de l’enfer, souveraines ici-bas, ne pouvaient qu’une seule chose : faire monter au Ciel son âme pure. Le catholicisme écrivit alors l’une de ses plus belles pages. Le peuple, comme l’occupant, allait donner un sens à ce féminicide légal. On apprendrait que la justice des hommes, clercs ou laïcs, ne vaut rien, qu’elle n’ait qu’un jeu à pile ou face avec les passions et les intérêts du moment. On apprendrait aussi que le martyre est un sommet de la condition humaine, qu’il dilate notre cœur nucléaire.
Ce n’est pas un hasard si les media héroïsent les pompiers qui ne font que leur travail en sauvant des vies. Les journalistes sont en quête d’héroïsme comme un homme qui, mourant d’asphyxie, jette toutes ses forces pour aspirer le peu d’air qui lui reste. L’époque interdit la construction de tout récit épique car les drames qu’elle engendre ne sont que des accidents sur la chaîne de production qui ne s’arrête jamais. S’ils ont toujours une cause, il n’y a rien à interpréter. La technique exclut la grammaire humaine du champ de son action sur le monde. On a beau vivre à deux pas d’un complexe industriel, on n'y comprend rien de ce qui s’y passe. Cet univers inaccessible, quand il entre en éruption, plonge les esprits dans la stupeur et l’effroi, comme si une machine incontrôlable s’était emballée toute seule. Une part du traumatisme vécu par les populations gît, à mon sens, dans ce caractère indéchiffrable.
Le 26 avril 1986, quand survint la catastrophe de Tchernobyl, les Ukrainiens l’associèrent à l’Apocalypse de Jean, où il est dit qu’une étoile ardente nommée Absinthe frappa la Terre et en rendit les eaux tristement amères (Absinthe se dit tchernobylnik en russe). Mais que dire alors du panache noir de l’usine Lubrizol ? Hormis le fait que les quais de Seine ressemblèrent tout à coup aux rives du golfe persique quand en 1991, la guerre transforma les puits de pétrole en torchères géantes ?
Pour nos contemporains, le mal s’abat sans raison. Il n’y a que la fatalité. Les blouses blanches ayant remplacé les soutanes noires, il faut s’en remettre à une expertise médicale. Seule la technique peut guérir la technique, pense-t-on. Sur ce territoire éprouvé par l’assassinat du père Jacques Hamel, nul ne se rassemble autour de l’église pour se soulager de ses émotions. Mettre des mots sur les maux appartient au registre psychiatrique. Même les curés se font voler les âmes endolories.
Dans cette interview publiée par 20 minutes, le psychiatre Christian Navarre, responsable de la cellule d’urgence d’aide médico-psychologique, développe deux idées intéressantes :
1. « Même s’il n’y a pas eu de morts dans l’incendie de Lubrizol, cet événement a entraîné une effraction dans l’illusion d’immortalité éprouvée par de nombreuses personnes ». Phrase terrible. Il faut qu’une usine crame pour que je sois rappelé/e à la réalité de la vie. Et il ajoute : « Nous vivons dans une société sans guerre, dans laquelle nous tenons la mort très à distance. » C’est peut-être là que réside justement l’origine de nos angoisses, dans le déni du compte à rebours avec l’au-delà. Quant au fait qu’il n’y ait pas de guerre, faut-il être si catégorique, à l’heure où un poignard vient encore de frapper à Manchester ? Pour l’heure, je ne sache pas que les causes du sinistre de Rouen soient formellement identifiées. Après tout, si c'était un attentat, l'humain n'y retrouverait-il pas sa part ?
2. « Beaucoup de Rouennais se sont sentis abandonnés par la collectivité, car l’incendie de Lubrizol s’est télescopé avec le décès du président Chirac ». Comment interpréter cette assertion autrement que par le besoin de surmonter des épreuves ensemble et de compter sur la présence d’un père pour vous y aider, pour vous emmener quelque part ? Mais le père est absent et aujourd'hui, nul ne vient vous chercher, vous tirer de votre ennui, cette arme du diable. Le peuple n'intéresse plus les chefs. Ce ne sont pas les déplacements au chevet des sinistrés, encore moins les atermoiements, qui pourront raviver la flamme, la vraie.
Ce n’est pas un hasard si les media héroïsent les pompiers qui ne font que leur travail en sauvant des vies. Les journalistes sont en quête d’héroïsme comme un homme qui, mourant d’asphyxie, jette toutes ses forces pour aspirer le peu d’air qui lui reste. L’époque interdit la construction de tout récit épique car les drames qu’elle engendre ne sont que des accidents sur la chaîne de production qui ne s’arrête jamais. S’ils ont toujours une cause, il n’y a rien à interpréter. La technique exclut la grammaire humaine du champ de son action sur le monde. On a beau vivre à deux pas d’un complexe industriel, on n'y comprend rien de ce qui s’y passe. Cet univers inaccessible, quand il entre en éruption, plonge les esprits dans la stupeur et l’effroi, comme si une machine incontrôlable s’était emballée toute seule. Une part du traumatisme vécu par les populations gît, à mon sens, dans ce caractère indéchiffrable.
Le 26 avril 1986, quand survint la catastrophe de Tchernobyl, les Ukrainiens l’associèrent à l’Apocalypse de Jean, où il est dit qu’une étoile ardente nommée Absinthe frappa la Terre et en rendit les eaux tristement amères (Absinthe se dit tchernobylnik en russe). Mais que dire alors du panache noir de l’usine Lubrizol ? Hormis le fait que les quais de Seine ressemblèrent tout à coup aux rives du golfe persique quand en 1991, la guerre transforma les puits de pétrole en torchères géantes ?
Pour nos contemporains, le mal s’abat sans raison. Il n’y a que la fatalité. Les blouses blanches ayant remplacé les soutanes noires, il faut s’en remettre à une expertise médicale. Seule la technique peut guérir la technique, pense-t-on. Sur ce territoire éprouvé par l’assassinat du père Jacques Hamel, nul ne se rassemble autour de l’église pour se soulager de ses émotions. Mettre des mots sur les maux appartient au registre psychiatrique. Même les curés se font voler les âmes endolories.
Dans cette interview publiée par 20 minutes, le psychiatre Christian Navarre, responsable de la cellule d’urgence d’aide médico-psychologique, développe deux idées intéressantes :
1. « Même s’il n’y a pas eu de morts dans l’incendie de Lubrizol, cet événement a entraîné une effraction dans l’illusion d’immortalité éprouvée par de nombreuses personnes ». Phrase terrible. Il faut qu’une usine crame pour que je sois rappelé/e à la réalité de la vie. Et il ajoute : « Nous vivons dans une société sans guerre, dans laquelle nous tenons la mort très à distance. » C’est peut-être là que réside justement l’origine de nos angoisses, dans le déni du compte à rebours avec l’au-delà. Quant au fait qu’il n’y ait pas de guerre, faut-il être si catégorique, à l’heure où un poignard vient encore de frapper à Manchester ? Pour l’heure, je ne sache pas que les causes du sinistre de Rouen soient formellement identifiées. Après tout, si c'était un attentat, l'humain n'y retrouverait-il pas sa part ?
2. « Beaucoup de Rouennais se sont sentis abandonnés par la collectivité, car l’incendie de Lubrizol s’est télescopé avec le décès du président Chirac ». Comment interpréter cette assertion autrement que par le besoin de surmonter des épreuves ensemble et de compter sur la présence d’un père pour vous y aider, pour vous emmener quelque part ? Mais le père est absent et aujourd'hui, nul ne vient vous chercher, vous tirer de votre ennui, cette arme du diable. Le peuple n'intéresse plus les chefs. Ce ne sont pas les déplacements au chevet des sinistrés, encore moins les atermoiements, qui pourront raviver la flamme, la vraie.