Politique

Le problème des peines d'inéligibilité qui empêchent la séparation des pouvoirs

Par Olivier Bonnassies. Synthèse n°2451, Publiée le 15/04/2025 - Photo : 40e congrès du Syndicat de la magistrature, le 28 novembre 2008 au Palais de Justice à Paris Crédits : JACQUES DEMARTHON / AFP
Chaque pays dispose d'un système judiciaire et il est normal que celui-ci puisse imposer des peines d'amende ou de prison afin de faire appliquer le droit. Mais les peines d'inéligibilité prononcées par la justice, comme récemment à l'encontre de Marine Le Pen, soulèvent un problème démocratique de fond. Car, comme l'histoire en offre de nombreux exemples, un juge peut être corrompu ou politisé et il peut se tromper. La possibilité de prononcer des peines d'inéligibilité, qui empêche des millions d'électeurs de voter pour le candidat de leur souhait, pose problème, car elle s'oppose en pratique à deux principes fondamentaux : celui de la séparation des pouvoirs et celui de la souveraineté du peuple.

Une série de peines d'inéligibilité vient d'être prononcée par des juges, dans plusieurs pays du monde. En France, la condamnation de Marine Le Pen, qui est supposée l'empêcher de participer à la prochaine élection présidentielle où les sondages lui promettaient au moins le second tour, a suscité de vives réactions. Mais récemment, la justice est intervenue pareillement dans le jeu politique de bien d'autres pays : en 2017, en Russie, Alexis Navalny, principal opposant à Vladimir Poutine a été, juste avant l'élection présidentielle de 2018, accusé de « détournement de fonds », déclaré inéligible puis condamné en 2023 pour « extrémisme » à 19 ans de prison, où il mourra finalement en 2024 ; en 2023, au Brésil, l'ancien président Jair Bolsonaro a été déclaré inéligible jusqu'en 2030 et un procès contre lui est en cours pour « tentative de coup d'État » ; en 2023, en Moldavie, le principal parti d'opposition Sor a été dissous et tous ses membres interdits de se présenter aux élections - décision finalement annulée par la Cour Constitutionnelle en 2024 ; en 2023, au Pakistan, Imran Khan, ancien premier ministre et leader du parti d'opposition, a été arrêté et interdit de vie politique pendant 5 ans pour avoir « vendu des cadeaux d'État » puis condamné en 2024 pour cela, puis pour « divulgation de secrets officiels » et pour mariage « non conforme à la loi islamique », à un total de 14 ans de prison ; en 2024 en Roumanie, le premier tour de l'élection présidentielle gagné par Calin Georgescu a été annulé pour soupçon d'« ingérence extérieure » ; en 2025, en Turquie, Ekrem Imamoglu, maire d'Istanbul et principale figure de l'opposition, vient d'être arrêté sous des accusations de « corruption » et de « liens avec le terrorisme ». Enfin, il s'en est fallu de peu pour que Donald Trump, accusé de « détention de documents classifiés », « fraude fiscale », « complot », « insurrection », falsification de documents comptables » ne puisse pas se présenter à l'élection présidentielle américaine en 2024.

Cette situation dans laquelle le pouvoir judiciaire impacte fortement le pouvoir exécutif et la vie démocratique pose quatre problèmes : d'abord, ces pratiques s'opposent au principe de séparation des pouvoirs qui est évidemment un principe fondamental ; c'est également contraire au principe de la souveraineté populaire, puisque le choix du peuple est contraint par les juges ; par ailleurs, le fait qu'un individu seul puisse décider d'éliminer qui il veut, sans justification et sans en référer à personne, est difficilement compréhensible. Et c'est encore plus vrai quand la magistrature est passablement marquée politiquement, ce qui est le cas aujourd'hui en France. Plus de 30% des juges appartiennent notamment au Syndicat de la Magistrature qui, en 2013, exhibait un « Mur des cons » désignant diverses personnalités, principalement de droite, et qui a exprimé récemment la nécessité de « faire barrage à l'extrême droite ». Et on se souvient également de l'acharnement judiciaire du Parquet national financier contre François Fillon (voir LSDJ n° 876), qui a profondément impacté l'élection présidentielle de 2017.

« Donnez-moi deux phrases d'un homme et je le fais pendre », disait Lautréamont le commissaire de Richelieu. Tout le monde sait que, quand on veut trouver, on trouve. La justice des hommes est faite par des hommes faillibles et l'Histoire est remplie de scandales judiciaires, de Jésus à Soljenitsyne en passant par Socrate, les Apôtres, Jeanne d'Arc, Galilée, Thomas More, Alfred Dreyfus, Nelson Mandela, Martin Luther King, Andreï Sakharov, etc., qui ont tous été condamnés alors qu'ils étaient innocents. C'est pourquoi il n'est pas normal qu'un juge qui peut bien évidemment se tromper, et qui peut être corrompu ou politisé, puisse à lui tout seul décider d'empêcher tout un peuple de choisir qui il veut.

La justice doit-elle pouvoir prononcer des peines d'inéligibilité en plus des peines de privation de liberté, des peines privatives de droits et des amendes ? Jean-Éric Schoetll, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, auteur de « La Démocratie au péril des prétoires : De l'État de droit au gouvernement des juges » s'inquiète de la situation actuelle (cf. notre sélection). Malgré toutes ses faiblesses et les possibilités de corruption malheureusement très courantes, l'institution judiciaire reste un mal évidemment nécessaire dans tous les pays, mais pour éviter ce « gouvernement des juges », pour que le peuple reste vraiment souverain comme presque toutes les constitutions l'affirment et pour garantir la séparation des pouvoirs, une solution serait de supprimer purement et simplement la possibilité de prononcer des peines d'inéligibilité. Rien n'empêcherait la justice de faire son travail, de condamner les coupables et de donner après enquête, sa conclusion éclairée et son jugement, mais y a-t-il effectivement des raisons d'empêcher qu'après tout cela, le peuple ne reste pas libre et souverain ? Le débat est ouvert.

La sélection
Jean-Éric Schoettl : "Le Pen inéligible : les juges se rebellent contre le Conseil constitutionnel… et contre les électeurs"
Lire l'article sur le site de Marianne
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1 commentaire
François
Le 15/04/2025 à 23:58
Merci pour cet article très éclairant. Petit détail : Galilée n'était pas aussi innocent qu'on veut bien le croire. Il a manqué à la fois de modestie et de rigueur scientifique. Il aura fallu ses successeurs pour que l'héliocentrisme se présente finalement sous un jour plus crédible.
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