
Centenaire de la naissance de Pierre Boulez, grand musicien dont la relation au pouvoir reste ambiguë
Le 26 mars a vu le centenaire de la naissance du compositeur et chef d'orchestre Pierre Boulez. Figure majeure du monde de la culture pendant la deuxième moitié du XXe siècle, sa stature artistique est indiscutable, même si, comme nous le verrons, le bilan de son impact sur la vie musicale en France reste mitigé.
À la tête de formations telles que l'orchestre symphonique de la BBC ou le Philharmonique de New York, Boulez enregistra des versions de référence de beaucoup de chefs-d'œuvre de la musique moderne ; dans le domaine lyrique, sa collaboration avec le metteur en scène, Patrice Chéreau, en 1976 sur la Tétralogie de Wagner au Festival de Bayreuth («le Ring du centenaire») reste légendaire. Nul ne conteste le professionnalisme et le grand intellect de Boulez, ni l'orfèvrerie de ses compositions ainsi qu'une connaissance des couleurs instrumentales digne de la plus grande tradition française.
Pourquoi Boulez reste-t-il donc controversé neuf ans après son décès en 2016 ? Avant tout, le haut modernisme dont il a été l'incarnation musicale - mais qui a bien existé dans d'autres domaines artistiques et littéraires - a insisté sur la nécessité historique d'une rupture absolue avec le passé. La conviction révolutionnaire de l'avant-garde exigeait d'ailleurs la dénonciation des adversaires comme des ennemis du progrès qui auraient failli à leur devoir envers leur époque. En 1952, l'enfant terrible Boulez qualifia notamment d'«inutile» tout compositeur qui n'adoptait pas le langage musical «sériel» (atonal). Ses positions polémiques se sont radoucies vers la fin de sa vie, mais Boulez restera célèbre pour ses jugements péremptoires au sujet d'autres compositeurs dont les œuvres ont parfois connu une postérité bien plus importante que les siennes. On peut citer le grand symphoniste russe Dmitri Chostakovitch (1906-1975), qualifié de «deuxième ou troisième pression de Mahler» ou bien le puissant minimalisme spirituel d'Arvo Pärt (né en 1935), lauréat du prix Joseph Ratzinger en 2017 : «L'étiquette mysticisme recouvre n'importe quoi. Si vous parlez d'Arvo Part et de ses gammes montantes et descendantes, nul besoin de mysticisme, c'est tout simplement de la bêtise.» Et que dire des propos attribués à Boulez à un certain moment concernant Schubert : «Si l'on me démontrait que Schubert a vraiment fait de la musique, cela signifierait que moi, je n'en ai pas fait.» La source de la citation exacte, maintes fois paraphrasée, reste obscure, mais il est sûr que le canon artistique de Boulez laissait très peu de place à toute musique basée sur la simplicité, la spontanéité et l'expression directe des émotions plutôt que sur la recherche intellectuelle.
Que Boulez se soit consacré à sa propre vision artistique n'est pas un problème en soi (après tout, pourquoi pas ?). Il n'a pas non plus été le premier compositeur à lancer des boutades acerbes contre ses confrères. Ce qu'on lui reproche, c'est plutôt l'imposition de son programme par des institutions fortement soutenues par l'État à partir de 1970, avec la création du centre de recherche IRCAM près du Centre Pompidou et de l'Ensemble Intercontemporain (dont le financement public a été le sujet d'une altercation télévisée historique en 1993 entre Boulez et le ex-directeur de la musique Michel Schneider). Sans nier le haut niveau ni le rayonnement international de ces institutions, il faut dire que les compositeurs qui ne suivaient pas la doxa des «bouléziens» se sont sentis exclus du paysage musical français pendant toute une génération au niveau des commandes et de la programmation. Hors du «système boulez», point de salut...
En 1995, le regretté Benoît Duteurtre a critiqué cette hégémonie en 1995 dans son célèbre essai Requiem pour une avant-garde, plaidant pour un pluralisme artistique plus tolérant. Pour cela, il a été comparé par Anne Rey dans Le Monde au révisionniste Robert Faurisson (Duteurtre a ensuite eu gain de cause contre le journal pour diffamation). Les temps ont heureusement changé, mais le goût amer des victimes du modernisme musical érigé en dogme est resté… En 2015, Michel Legrand accusa Boulez d'avoir agi «comme un fasciste» en fermant les portes à d'autres compositeurs pendant des décennies. La musicologue Maryvonne de Saint-Pulgent, auteure du livre récent Les Musiciens et le Pouvoir en France. De Lully à Boulez, affirme que Legrand avait cherché dans sa musique de film (Les parapluies de Cherbourg, Peau d'Âne, Un été 42…) une échappatoire face à l'influence de Boulez. Sa thèse est que les contacts privilégiés de ce dernier avec quatre Présidents (Pompidou, Giscard, Mitterrand, Sarkozy) s'inscrivaient dans une certaine relation politique entre les artistes et l'État qui date du XVIIe siècle. On pourrait dire que l'omniprésence de Boulez dans la vie musicale française n'était que le reflet de la centralisation étatique de la culture qui concentrait les prérogatives chez une poignée d'individus. Profiter des leviers d'un tel système constituait une tentation à laquelle Boulez n'a malheureusement pas toujours su résister - comme beaucoup de révolutionnaires qui, une fois arrivés au pouvoir, ont traqué les «contre-révolutionnaires».