Contrôle des cerveaux et programmation mentale, l'histoire du projet MK-Ultra
C'est alors que MK-Ultra voit le jour, le 10 avril 1953, autorisé par Allen Dulles, alors directeur de la CIA. Le livre The Devil's Chessboard — qui lui est consacré — le décrit comme « un homme qui se sentait au-dessus des lois. Il croyait que la démocratie ne devait pas être laissée entre les mains des Américains ou de leurs représentants. Il faisait partie de ce que le sociologue [...] Wright Mills appelait "l'élite au pouvoir". » Le ton est donné.
Ce programme s'intéressait à des techniques de manipulation mentale et il n'était pas le premier de la CIA. Déjà Bluebird, en 1950, envisageait de déterminer entièrement, avec ou sans leur consentement, le comportement physique et mental de certains agents ou de personnes d'intérêt. On envisageait même la possibilité de les programmer pour faire s'écraser des avions ou dérailler des trains. Mais la nouveauté avec MK-Ultra était l'utilisation massive de LSD sur des cobayes humains. Le chimiste Sidney Gottlieb, à la tête du programme, y voyait une drogue facilitant le contrôle et la programmation du cerveau. Après avoir importé la quasi-totalité du stock mondial de LSD aux États-Unis (pour près de $ 250 000 !), il a engagé d'anciens tortionnaires nazis et japonais afin d'enseigner aux agents américains des procédés favorisant la programmation mentale.
Au total, le programme comptait près de 150 projets visant à contrôler l'esprit. Ceux-ci disposaient d'un budget assez colossal pour l'époque — autour de 100 millions de dollars — et comportaient l'usage de LSD et autres drogues, la privation de sommeil, des tortures, l'isolement ou des techniques d'hypnose. Des opérations spéciales ont même été créées de toutes pièces, comme la célèbre opération Midnight Climax à San Francisco, où on a aménagé des bordels dirigés et financés par la CIA. On droguait les clients à leur insu et des agents observaient leurs comportements avec les prostituées, cachés derrière des miroirs sans tain. Les effets observés sur tous ces projets ont été divers : impulsivité, vieillissement prématuré, amnésies, développement de handicaps ou de maladies...
Les patients qui venaient à l'hôpital pour des problèmes mineurs, comme des troubles anxieux ou une dépression post-partum, étaient placés dans un coma chimique pendant plusieurs jours ou mois. Ils faisaient ensuite l'objet d'une fréquente thérapie électroconvulsive visant à les réduire à un « état végétatif », à partir duquel ils retrouveraient « un état d'esprit plus sain », selon la théorie du Dr Donald Ewen Cameron. Directeur de l'hôpital L'Allan à Montréal, ce scientifique était considéré comme l'un des psychiatres les plus éminents au monde. Il a touché une subvention de $ 600 000 pour s'associer à MK-Ultra entre janvier 1957 et septembre 1960. C'est ainsi que des patients ont reçu, sans leur consentement, de fortes doses de médicaments ou de drogues induisant des psychoses expérimentales. Pour ce régime de reprogrammation, les patients devaient aussi écouter des messages enregistrés cycliquement, parfois jusqu'à 20 heures par jour !
Diffusée dans les années 1980, l'émission The Fifth Estate a recueilli le témoignage d'une victime : « C'est comme si on m'avait complètement vidé, comme si mon cerveau avait été envahi. Je me souviens qu'il me disait que je devenais de plus en plus petit et je sentais vraiment que je devenais de plus en plus petit. [...] Et eux, ils exploraient constamment en me posant toutes sortes de questions. Je devais répondre, même si je sentais que je n'avais plus aucun contrôle. C'était comme s'ils avaient une emprise totale sur moi. »
Si les premiers cobayes de la CIA étaient des volontaires (étudiants prestigieux de Stanford, Harvard ou Columbia rémunérés pour les tests, prisonniers à qui l'on promettait des privilèges, employés du gouvernement...), le reste des victimes n'a pas eu le choix. Parmi elles, des patients d'hôpitaux psychiatriques ou des malades en phase terminale. En bref, des gens qui ne pouvaient ni se plaindre, ni témoigner de façon crédible. Certains ont très mal réagi à ces traitements : ils ont par la suite commis des crimes ou se sont suicidés. Officiellement achevé en 1973, le projet MK-Ultra ne cesse d'interroger, plusieurs documents explicitant les programmes ayant été détruits sur ordre de Richard Helms, chef de la CIA cette année-là. À défaut d'être exhaustives, les 20 000 pages retrouvées dévoilent une vérité sombre qui jette une ombre durable sur l'histoire du renseignement américain.