La victoire à la fois écrasante et sobre des travaillistes en Grande Bretagne
La Grande Bretagne a-t-elle retrouvé ses habitudes insulaires suite au Brexit, au moins dans le sens politique ? Les résultats des élections de la semaine dernière le suggèrent : peu affecté par l'essor de la droite populiste dans plusieurs pays de l'UE, c'est la gauche (modérée) qui a gagné massivement au Royaume-Uni. Avec 412 sièges contre 121 pour les Conservateurs, le parti travailliste du nouveau premier ministre Keir Starmer est désormais très largement majoritaire au parlement de Westminster. Si cette victoire paraît écrasante, il s'agit dans une certaine mesure d'une illusion optique : le niveau de soutien populaire (33,7 %) pour le Labour a été relativement bas, mais suffisant pour remporter un grand nombre de circonscriptions grâce au mode de scrutin (« first past the post » - majoritaire uninominal à une tour). Le grand perdant d'un système électoral où tout dépend de la distribution locale des suffrages a été le parti de droite populiste Reform UK de Nigel Farage, qui a terminé à la deuxième place dans de nombreuses circonscriptions. Reform UK s'est retrouvé avec 5 sièges au parlement, malgré le fait d'avoir récolté plus de votes au niveau national (14,3 %) que le parti Libéral-Démocrate (12,2 %), qui a néanmoins atteint un record historique de 71 sièges.
Même si beaucoup de commentateurs ont considéré que les élections britanniques ont été perdues par le gouvernement conservateur de Rishi Sunak plutôt que gagnées par le Labour, le succès de Starmer reste remarquable. Surtout suite à une défaite cinglante des Travaillistes en 2019 contre Boris Johnson, dont la carrière politique s'est terminée quatre ans plus tard dans la disgrâce à cause du « Partygate ». Comme le souligne Anne Applebaum dans The Atlantic, le style sobre et mesuré de Starmer est aux antipodes non seulement du flamboyant Johnson, mais aussi des divers idéologues de droite (Farage) et de gauche. Son prédécesseur à la tête du Labour, Jeremy Corbyn, avait été perçu comme lié à une faction radicalement pro-palestinienne et antisémite dont Starmer a fait le nettoyage. Le nouveau premier ministre a promis de raviver une vision anti-populiste de la politique conçue en tant que service public et de mettre fin à « l'époque des performances bruyantes » médiatiques (the era of noisy performance). Cette philosophie est le reflet de son parcours personnel, n'étant rentré au parlement qu'à l'âge de 52 ans après avoir été le procureur général (Director of Public Prosecutions) pour l'Angleterre et le Pays de Galles. Ses détracteurs considèrent cet ex-avocat centriste comme un technocrate sans charisme. Il a pourtant su réussir avec une campagne avant tout pragmatique auprès d'un électorat visiblement plus intéressé par des questions domestiques de tous les jours (comme les listes d'attente de la Santé Publique) que par les plans ambitieux pour retrouver le prestige international, comme le « Global Britain » cher à Boris Johnson.
Un aspect surprenant des élections britanniques, peu commenté à l'étranger mais qui a grandement contribué à la victoire des travaillistes, est le cuisant échec du parti indépendantiste écossais (SNP) après 17 ans au pouvoir au parlement dévolu d'Édimbourg. En 2019, le SNP avait 48 députés à Westminster face à un seul travailliste, mais les indépendantistes sont désormais réduits à 9 sièges contre 38 pour le Labour. Leur promesse d'organiser un nouveau référendum sur l'indépendance de l'Écosse a échoué, montrant que les priorités des Écossais ont évolué depuis en 2014, quand 44,7 % de l'électorat avait voté pour quitter le Royaume-Uni. Qu'est-ce qui a changé ? Comme l'a dit Iain McWhirter dans The Spectator, l'indépendance « sans larmes » était envisageable en 2014 dans un scénario où, même après un éventuel divorce entre l'Angleterre et l'Écosse, les deux pays allaient rester dans l'UE en partageant toujours une monnaie unique. La situation en 2024, quelques années après le Brexit, est radicalement différente. Pour rejoindre l'Union Européenne, une Écosse indépendante devrait non seulement établir une frontière « dure » avec l'Angleterre, mais aussi procéder à la création (très onéreuse et susceptible de faire fuir les investisseurs) d'une monnaie écossaise.
Si beaucoup estiment que le Brexit a été néfaste pour l'économie britannique, il a été à la fois un sujet tabou pendant la campagne électorale et une réalité acceptée avec un certain flegme – en Écosse comme dans le reste de la Grande Bretagne, y compris par Starmer lui-même. Initialement opposé au Brexit, il a fini par dire qu'il n'envisage pas un retour britannique à l'UE « de son vivant », préférant améliorer l'accord signé par Boris Johnson. Ce réalisme pragmatique est cohérent avec le profil d'un nouveau premier ministre dont l'aversion au risque semble pour l'instant convenir à un pays fatigué des frasques politiques des dernières années, dignes de la téléréalité. Un feuilleton dont l'épisode finale a été le scandale des paris frauduleux de plusieurs responsables conservateurs concernant la date des élections, et qui a finalement coûté très cher au gouvernement sortant.