Économie

Vers une pénurie mondiale des œufs : des circonstances et des raisons plus profondes

Par Ludovic Lavaucelle. Synthèse n°2434, Publiée le 26/03/2025 - Crédits photo : Shutterstock
Nous consommons de plus en plus d'œufs alors que l'on en produit moins. La conséquence est une inflation des prix, particulièrement forte aux Etats-Unis et au Royaume-Uni depuis le début de l'année. Les effets de la grippe aviaire sévissent toujours dans ces pays et des facteurs saisonniers, comme le fait que les poules pondent moins l'hiver, jouent aussi un rôle. Mais la crise des oeufs est le symptôme de problèmes profonds qui minent le monde agricole.

On n'a jamais consommé autant d'œufs de poule… Rien qu'en France, les achats dans les grandes et les moyennes surfaces ont augmenté de 5% en volume depuis le début de l'année 2025. Les Français consomment 224 œufs par an, 24 de plus qu'il y a 20 ans. Ce succès révèle la crise économique profonde qui touche de nombreux pays occidentaux, l'oeuf étant la source de protéine animale la moins chère disponible. L'inflation qui a fait flamber le prix de la viande, rend cette dernière de moins en moins accessible pour de nombreux foyers. Il y a ensuite, selon BFM TV, des circonstances saisonnières : au mois de mars, en préparation des fêtes de Pâques, les achats d'œufs par les industriels sont plus importants. La période coïncide aussi avec le Ramadan et les repas traditionnels de rupture du jeûne – ce qui gonfle un peu plus les volumes. En face, la production n'augmente plus. En cause : la grippe aviaire qui fait des ravages depuis 2022, avec une baisse de 8% de production qui n'a pas été rattrapée depuis, et les décisions politiques de la Commission européenne qui entend bannir l'élevage industriel en cages. De 73% il y a 2 ans en France, on doit passer à 90% d'élevage « au sol » et « bio » d'ici 5 ans. Or, la cotation des œufs calibrés français atteignait 15,9 euros / 100 œufs début mars, c'est-à-dire le même prix qu'en février 2023, alors que la grippe aviaire touchait de plein fouet la France. Il semble donc y avoir des raisons structurelles indépendantes de cette épidémie.

La crise est encore plus vive dans des pays où l'œuf du « breakfast » est traditionnel : le Royaume-Uni et les États-Unis. En février dernier, le prix moyen d'une douzaine d'œufs américains battait un record : 8 dollars pour une douzaine. C'est une flambée de 53% en un an ! À titre de comparaison, les Américains achetaient leur douzaine d'œufs moins d'1 dollar en 1980… La grippe aviaire dévaste les élevages outre-Atlantique : 158 millions d'oiseaux euthanasiés depuis 2022 et 23 millions rien qu'en janvier 2025. Des cas de transmission ont été enregistrés principalement chez des salariés des « méga poulaillers ». En urgence, 15 000 tonnes d'œufs en provenance de Turquie vont être importées d'ici juin. Cette « eggflation » est devenue un sujet majeur sur les réseaux sociaux et embarrasse le gouvernement Trump, qui a fait du coût de la vie un sujet central de son programme. Le géant américain des supermarchés Walmart, a introduit une limite du nombre d'œufs qu'un client peut acheter par jour – pour éviter le risque d'achats massifs dus à la panique. Brooke Rollins, la secrétaire d'État à l'agriculture, a même encouragé les Américains qui le pouvaient, à élever des poules…

Le problème est profond et la crise des œufs révèle la fin d'une époque où nous nous sommes habitués à trouver des aliments de moins en moins chers. Au Royaume-Uni, un œuf coûtait en 2020 le tiers du prix de 1920. L'ère de la nourriture bon marché serait en train de finir. L'augmentation de la population mondiale est poussée par les pays émergents qui dépendent moins de l'économie de survivance. On achète plus, alors que les terres dévolues à l'élevage et l'agriculture ne suivent pas cette tendance. Les paysans sont de moins en moins nombreux dans les pays occidentaux, où les normes et contraintes sont devenues tellement exigeantes qu'elles découragent les vocations. Et on défriche moins… La solution privilégiée depuis près d'un siècle, est d'encourager la production intensive. Le procédé Haber-Bosch (mis au point par les chimistes de l'allemand BASF en 1913 pour produire l'ammoniac massivement et à faible coût) a permis la généralisation des engrais synthétiques encore utilisés aujourd'hui. L'industrialisation de l'agriculture a dégagé des gains de productivité extraordinaires : entre 1990 et aujourd'hui, les fermes britanniques ont augmenté leur production de 30% ! Mais le modèle s'essouffle car les engrais chimiques épuisent les sols et sont tenus responsables de 2% des émissions mondiales de CO2.

Dans le même temps, les terres dévolues à l'agriculture dans les pays européens diminuent. Le gouvernement néerlandais a même fait pression, pour prendre le contrôle de terres agricoles au nom de la protection de l'environnement. C'est le paradoxe : en réduisant le nombre de fermes, on rend les agriculteurs et la population encore plus dépendants des produits chimiques nécessaires pour une productivité sous tension. L'autre pilier nécessaire pour tolérer le nombre en baisse des producteurs, est le commerce globalisé : on importe ce qu'on ne peut plus produire chez nous et à moindre coût. Ce système là aussi se fissure : Donald Trump a enjoint ses grands fermiers à nourrir les américains d'abord - dans un contexte de guerre commerciale à coups de droits de douane.

Les bouleversements géopolitiques ont eu des effets majeurs sur les gouvernements européens : la prise de conscience d'une nécessaire réindustrialisation et d'un réarmement. La détresse des paysans en Europe de l'Ouest, va peut-être trouver un écho avec la montée inexorable des prix de l'alimentation : reconstruire un modèle plus sain où les petits exploitants auraient leur place en produisant mieux.

La sélection
Why we are running out of eggs
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1 commentaire
François
Le 26/03/2025 à 20:45
Mieux vaut prévenir que guérir. L'appel de Brooke Rollins à l'autoproduction n'est pas si insensé.
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