Survivalisme : quand les autorités s'inspirent de ceux qui anticipent le chaos
Le survivalisme, longtemps considéré comme une mouvance marginale, serait-il devenu « mainstream » ? C'est ce qu'on pourrait penser en voyant non seulement la prolifération de « Salons du survivalisme », mais surtout les guides de préparation aux situations de crise publiées par la Croix-Rouge ainsi que par plusieurs gouvernements européens. Il n'est pas difficile de savoir ce qui les a motivés : l'expérience de la pandémie du Covid-19 et la peur de nouveaux pathogènes, la menace d'une grande guerre en Europe, divers phénomènes naturels liés au dérèglement climatique, la vulnérabilité de notre technologie face aux attaques terroristes ou une grande tempête solaire... Ce qui surprend le plus en réalité, c'est de voir les autorités publiques récupérer, dans leur discours sur la résilience, des idées survivalistes autrefois moquées.
L'idée de base du survivalisme contemporain est simple — il s'agit de se préparer à survivre dans des conditions post-apocalyptiques, non seulement à une guerre (nucléaire ou civile), mais aussi à toute catastrophe naturelle majeure qui paralyserait l'infrastructure de la société. Les stratégies préconisées par les « preppers » américains comme européens se divisent essentiellement en deux : bug in (se retrancher chez soi, bien approvisionné) et bug out (quitter la ville et vivre dans la nature, ayant acquis les techniques nécessaires). Ce qui caractérise le survivalisme aux États-Unis, c'est pourtant un fort accent sécuritaire : les zadistes de l'Amérique rurale se défendent, non pas grâce à des barricades ou des chaînes humaines, mais avec des caches d'armes semi-automatiques que chaque membre de leurs communautés doit savoir manier. C'est l'aspect du survivalisme dont les Européens ont tendance à se distancier, certes avec quelques exceptions inquiétantes.
Le survivalisme américain fait partie de la mythologie libertarienne et anti-étatique du pays depuis ses débuts. Le chanteur Donald Fagen du légendaire groupe Steely Dan en avait déjà parlé en 1982, de manière légèrement satirique, dans la chanson New Frontier (Nouvelle Frontière). Dans le scénario de Fagen, un jeune couple du début des années 1960 — l'époque de John F. Kennedy et du jazz de Dave Brubeck — s'amuse gaiement dans un bunker construit par le père du garçon « dans le cas où les Rouges [l'URSS] décideraient d'appuyer sur le bouton. […] La survie, voilà le mot clé de la Nouvelle Frontière ». Quelques décennies plus tard, les bunkers américains ont pourtant évolué vers quelque chose de beaucoup plus organisé. En cours de construction dans un ancien silo à missiles, le célèbre « Survival Condo » au Kansas est conçu comme un véritable village souterrain de luxe sur 15 niveaux, visant à offrir 5 ans d'autonomie à 75 habitants. Pour ce qui est de l'« entrée de gamme », Vivos XPoint au Dakota du Sud regroupe 575 bunkers d'un ancien dépôt d'armes, mis en vente à un prix modique de $ 55 000 chacun (non meublé). Sujet de nombreux reportages, l'offre de XPoint — loin des villes, des côtes et des zones sismiques — jouit d'un réel succès, notamment auprès d'ex-militaires et membres des forces de sécurité.
Si ces exemples peuvent sembler anecdotiques, les recommandations des gouvernements européens (Scandinavie, Pologne, Allemagne) face aux catastrophes le sont beaucoup moins. Le document danois parle de divers scénarios où les citoyens devraient être prêts à se débrouiller seuls pendant au moins 3 jours : « phénomènes météorologiques extrêmes […] plus fréquents et plus graves. […] La menace d'incidents d'origine humaine, tels que les cyberattaques et le sabotage, est grave face à la détérioration de la sécurité en Europe. » Les Danois devraient s'approvisionner en eau potable (3 litres par personne et par jour) et aliments de longue conservation, avoir des stocks de médicaments, une trousse de premiers secours, des comprimés d'iode en cas d'accident nucléaire, des produits hygiéniques et des radios à piles… Les autorités suédoises donnent des conseils semblables, mais se concentrent sur la « défense totale » obligatoire pour tous les résidents âgés de 16 à 69 ans face à la menace d'une attaque directe (une référence à peine voilée à la Russie, certains propagandistes du Kremlin ayant évoqué la prise de l'île suédoise de Gotland). Dans une brochure avec en couverture le dessin d'une femme munie d'une mitrailleuse, on trouve en surbrillance : « Si la Suède est attaquée, nous ne nous rendrons jamais. Toute suggestion du contraire est fausse. »
Quelque part, ces consignes ressemblent à celles des années 1970 concernant la préparation à un éventuel conflit nucléaire. Elles intègrent seulement des « mises à jour », comme les questions liées aux nouvelles technologies et à la cybersécurité. Les recommandations de campagnes gouvernementales, telles que « Protect and Survive » en Grande-Bretagne, ont suscité de nombreuses moqueries à l'époque (visant notamment l'idée qu'on devrait s'allonger par terre en cas d'attaque nucléaire). Cette fois, en revanche, voyant le sombre quotidien souterrain de nombreux Ukrainiens depuis 2022 et le sort des victimes de catastrophes naturelles à Valence, Los Angeles ou Mayotte, plus personne ne semble prêt à rire.