Parfums, une chaîne de production qui sent mauvais
À l'été 2023, une équipe de la BBC a diffusé un reportage choc. Dans les images recueillies, de nombreux enfants travaillent dans la collecte de jasmin d'Al Gharbia, une région d'Egypte où cette plante est massivement cultivée (le pays représente à lui seul la moitié de la production mondiale de jasmin). Certains d'entre eux accompagnent leurs mères qui, sans leur aide, ne gagneraient pas assez d'argent. Le salaire est ridicule et l'exposition permanente aux fleurs de jasmin présente un risque pour la santé. Cela ne semble pas déranger de grandes marques comme l'Oréal ou Estée Lauder qui en profitent tout en se drapant derrière « une politique d'achats responsable et inclusive », « respectueuse des personnes et de l'environnement ».
Le jasmin fleurit à l'approche du soir et se ramasse pendant la nuit. C'est dans ces conditions que la collecte a lieu. Les enfants sont payés $1,50 la nuit (donc environ 1,42 €). Le tiers de cette rémunération revient au propriétaire du jardin. Outre le fait de travailler dans des terres boueuses sous l'assaut constant des moustiques, l'exposition à cette plante est parfois synonyme de graves irritations pour la peau et les yeux. Les effets allergisants de la fleur de jasmin ont en effet déjà été démontrés.
Cette pratique contrevient directement à la Convention Internationale des droits de l'enfant adoptée à l'ONU en 1989 : « Les États parties reconnaissent le droit de l'enfant d'être protégé contre l'exploitation économique et de n'être astreint à aucun travail comportant des risques ou susceptible de compromettre son éducation ou de nuire à sa santé ou à son développement physique, mental, spirituel, moral ou social ». Toutefois, comme l'explique Sarah Dadush, professeur en Droit, bien que « de nombreuses entreprises affirment s'appuyer sur des schémas d'audit garantissant l'impossibilité du recours au travail infantile dans leur chaîne de production, ce que votre recherche (celle de la BBC) prouve, c'est que ce système ne fonctionne pas. La principale raison est le prix. Le prix est en grande partie sous le contrôle des grandes maisons de parfums. »
En effet, certaines grandes compagnies comme l'Oréal, propriétaire de Lancôme, influencent les prix payés aux producteurs. Ils attribuent des budgets limités sur leurs achats à des maisons de parfumerie comme Givaudan. Ces dernières achètent à bas prix les récoltes locales et coopèrent indirectement avec un système d'exploitation des plus pauvres. Quand Givaudan prétend sur son site web « améliorer les moyens de subsistances des agriculteurs, travailleurs et de l'ensemble des communautés des zones où nous nous approvisionnons », la confrontation à la réalité fait penser à une cruelle plaisanterie.
Les prix du parfum, eux, ne cessent d'augmenter, particulièrement en ce qui concerne les produits haut de gamme. Jasmin d'eau de chez Lancôme coûte 230 € les 100 mL. Un flacon de 50 mL de Limone Di Sicilia est, lui, vendu à 268 €, tandis que 100 mL d'Iskat Jasmin valent 227 €. Les bénéfices sont répartis entre les puissants : industriels, publicitaires et grands distributeurs. Selon BFM Business, les publicités et le marketing se taillent la part du lion avec environ 25 % du prix final qui leur correspond. Mais le salaire des enfants exploités reste le même.
Des audits ont été conduits dans l'usine A Fakhry et Co, principal industriel du jasmin en Égypte. Ceux-ci relèvent des non-respects de droits humains, sans vraiment entrer dans les détails. Ils ont malgré tout délivré une « vérification », sorte de certification permettant à l'usine de s'afficher comme producteur d'huile de jasmin d'origine responsable. Selon A Fakhry et Co, le modèle de production est à la source du problème puisqu'il passe par des collecteurs indépendants, non supervisés. Toutefois, ce modèle économique arrangeant patrons d'usines et grandes marques, il reste plus confortable d'ignorer une situation dérangeante.
En avril 2024, l'Union européenne a demandé aux principales enseignes de parfum françaises d'identifier les potentielles violations des droits de l'homme générées par leurs activités ou celles de leurs fournisseurs. Depuis, les grandes marques doivent publier annuellement des plans de vigilance. Le Parlement européen a également imposé aux grandes entreprises une série de règles pour prévenir le travail infantile. Des pénalités sont prévues contre les groupes qui manqueraient de respecter de telles obligations. Face à ces mesures et aux révélations de la BBC, les grandes compagnies de parfums ont réitéré leurs engagements contre le travail des enfants. Reste à prouver si les mots seront réellement suivis de faits...