Croire que l'Enfer existe contribuerait à la prospérité d'une société
Société

Croire que l'Enfer existe contribuerait à la prospérité d'une société

Par Ludovic Lavaucelle. Synthèse n°1644, Publiée le 21/07/2022
Le tube des Rolling Stones « Sympathy for the devil » était provocateur. Mais selon l’écrivain Stewart Slater (voir son essai pour Areo Magazine en lien), une société qui croit en l’existence du Mal et, a fortiori, à la punition des malfaisants, serait plus libre et prospère. Les Anciens l’avaient bien compris. Les Bouddhistes ont représenté en détails les « 10 cours de l’Enfer ». Les Grecs avaient le Tartare, le plus profond des mondes souterrains où étaient suppliciés ceux qui avaient offensé Zeus. Les Hindouistes ont le Naraka et ses 28 enfers différents selon la nature des crimes commis… Les 33 premiers chants de « La Divine Comédie » de Dante décrivent l’Enfer des Chrétiens.

Il y a une corrélation entre la croissance économique d’un pays et la proportion de gens qui croient que l’Enfer existe, selon les économistes Robert Barro et Rachel McCleary. Or le déclin de la foi chrétienne en Occident s’accélère. Au Royaume-Uni, par exemple, un sondage de 2020 indiquait que seuls 43% des Britanniques croyaient en Dieu, alors qu’ils étaient 78% en 1957. Satan est encore moins bien loti ! Une étude de 2013 montrait que pour seulement 18% d’entre eux, ce « vieux Nick », comme ils disent outre-Manche, n’était pas une légende. Il ne manque pas de candidats pour combler le vide laissé par la perte de la foi en Dieu : une science toute puissante, les Droits de l’Homme, le New Age etc… Mais qui remplace Lucifer ? Pour l’historien Tom Holland, les génocides du XXème siècle ont donné un visage humain au Mal : « Qui a besoin du diable quand on a eu Adolf Hitler ? »

Cependant, un consensus autour d’un enfer pour les méchants ne suffit pas à assurer la prospérité d’une société. Il faut aussi une autorité terrestre bien organisée. Combinant théocraties et dictatures corrompues, le monde islamique, où l’on croit dur comme fer à l’Enfer, est resté en retrait des avancées que le monde occidental a connues. La structuration des moyens de l’État, assurant un équilibre entre la promotion des entreprises individuelles et l’autorité régalienne, a permis la réalisation de progrès majeurs en Europe. Le taux d’homicides à Londres entre 1300 et 1340 était proche de 4,5 pour 100 000 habitants – il est aujourd’hui de 1,6. La capitale anglaise de l’ère médiévale était bien plus religieuse, mais l’État était faible ou mal organisé. Il faudra par exemple attendre 500 ans avant la création d’une police municipale…

Si la conviction que l’Enfer existe ne remplace pas la loi humaine, elle la renforce. La confiance entre les hommes est capitale pour que le « contrat social » fonctionne. Et la police n’est pas omnisciente : les criminels agissent dans l’espoir de lui échapper. Dans une société qui n’obéit qu’à une autorité terrestre, les tentations sont nombreuses. Tandis que dans une société largement convaincue de l’existence de l’enfer, le jugement est inévitable et la damnation possible… En suivant l’argument de Max Weber que certaines croyances inspirent des comportements socialement utiles, le gardien de la prison éternelle est le plus puissant promoteur du bien ! En 1787, la plupart de ceux qui assistaient à une représentation de Don Juan étaient convaincus que le sort du personnage principal était consécutif à ses actions. Le libertin avait échappé à la punition ici-bas, mais l’Enfer l’attendait. Mais les représentations modernes du célèbre opéra de Mozart ont tendance à effacer la référence à la punition divine …

La menace de la damnation éternelle a joué un rôle capital pour décourager les comportements qui pourraient échapper à la justice des hommes. Comment combler ce vide dans une société qui ne croit plus à l’Enfer ? Une redoutable solution est d’étendre le pouvoir de l’État. Les régimes totalitaires communistes ont développé d’immenses réseaux d’informateurs. La Stasi est-allemande avait, en 1989, près de 189 000 informateurs non officiels répertoriés pour s’assurer que la population restait loyale au Parti. La Chine contemporaine utilise la technologie pour exercer une surveillance de masse. Le « crédit social » est un moyen de mesurer la confiance de l’État en ses sujets. Une bonne note vous permet de louer un vélo sans payer d’acompte. Une mauvaise note vous empêche de voyager : en 2019, 27 millions de billets d’avion ont été refusés à des citoyens Chinois. Les habitants de Shanghai qui ne visitent pas leurs vieux parents régulièrement ont un malus… Bien que ce ne soit pas illégal, c’est l’immoralité qui est visée. Dans les pays démocratiques, les caméras de surveillance se multiplient. Et il est de plus en question de censurer les réseaux sociaux pour empêcher que les « mauvaises opinions » se propagent…

La ruse du Démon est de faire croire qu’il n’existe pas. Rien de tel en effet que de cacher sa face sous les traits de nos semblables. Slater propose un pari pascalien : il est raisonnable de croire que la damnation éternelle est un risque réel. C’est le meilleur moyen d’éviter l’installation d’un enfer sur terre – où l’État prétend remplacer Dieu, ce qui est un chef-d’œuvre du Malin…
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