Transformation numérique : savons-nous encore lire ?
Des livres aux écrans, en fait, tout a changé. Dans nos têtes et dans nos regards. En effet, en quelques années, avec l'essor d'Internet puis du smartphone, le passage de l'analogique au numérique a changé profondément notre façon de lire. Mais derrière cela, c'est désormais le fonctionnement même de notre cerveau qui est en train de subir une véritable transformation numérique. Pour Philippe Roi, chercheur en sciences cognitives, afin de parcourir rapidement le flot d'informations en ligne, nos cerveaux ont littéralement développé des raccourcis afin d'être plus efficaces et plus rapides.
Seul hic, et de taille : « la lecture sérieuse est pénalisée par la numérisation et le survol en ligne », estiment les chercheurs. De nos jours, on navigue, on « scrolle », passant d'un statut long de deux phrases sur un « post » de réseaux sociaux avant de mettre un cœur sur une image, ou de regarder une brève vidéo accompagnée d'à peine quelques mots. Que reste-t-il alors du concept même de lecture linéaire ? Pas grand chose, à vrai dire… Quelques secondes, quelques minutes, et l'on passe à autre chose… Tout en restant piégé des dizaines de minutes devant son écran, par la magie d'algorithmes agissant comme des drogues sur notre cerveau.
« La manière superficielle dont nous lisons pendant la journée nous affecte lorsque nous devons lire avec un traitement plus approfondi, explique Maryanne Wolf, spécialiste en neuroscience cognitive à l'Université Tufts et auteur de “Proust and the Squid : The Story and Science of the Reading Brain”. Le cerveau est plastique tout au long de sa vie. Il s'adapte constamment. » Elle-même a d'ailleurs constaté que son cerveau s'adaptait lui aussi au Web et autre courriels. S'il le fait, c'est pour gagner en efficacité et en rapidité dans ce nouvel environnement.
À la longue, ce picorage permanent, ces raccourcis oculaires court-circuitent le circuit traditionnel de la lecture pourtant développé au sein de nos cerveaux durant des milliers d'années. De ce fait, au bout de quelques pages de lecture, voire juste de phrases longues ou de descriptions, notre cerveau désormais habitué, formaté à des lectures superficielles au quotidien ne parviennent plus à tenir une attention soutenue, linéaire, comme la supposerait par exemple la lecture d'un roman. Comme si les yeux n'étaient plus en mesure de lire les mots, qu'il n'était plus possible de fixer son attention suffisamment. Avec pour conséquence une rapide sensation de fatigue et de somnolence, et donc l'abandon de la lecture.
Ainsi, notre consommation d'écran au quotidien est en train de changer les mécanismes cognitifs de la lecture. De quoi affecter notre capacité à lire un vrai texte demandant une véritable qualité d'attention. Jusqu'à ne plus savoir lire, un jour ? C'est bien possible. « Combien de syntaxe perdue ? Et qu'est-ce que la syntaxe sinon le reflet de nos pensées complexes ?, s'interroge Maryanne Wolf. Ce qui m'inquiète, c'est que nous perdrons la capacité d'exprimer ou de lire cette prose complexe. Deviendrons-nous des cerveaux Twitter ? »