La Russie après les élections présidentielles : vers la « désoccidentalisation » ?
Où va la Russie suite aux élections présidentielles du 17 mars ? Le scrutin dénoncé comme une farce par l'Occident, et qualifié de frauduleux par les opposants en exil, a offert une victoire record à Vladimir Poutine. Ses premières réactions ont été sans surprises : il a promis de continuer la guerre en Ukraine jusqu'à la réalisation de ses objectifs tout en appelant les services de sécurité à trouver et punir les « traîtres » et les « ordures » (des russes pro-Kiev qui mènent des actions dans les régions près de la frontière avec l'Ukraine).
Des fichiers trouvés par le « Centre national de résistance ukrainien » dans la boîte mail d'un chercheur de l'Académie des sciences de Russie (INION) ont récemment donné un aperçu intéressant des priorités éventuelles de la politique russe pour la période post-électorale. Ces documents, dont la publication a fait des vagues dans la presse anglophone mais pas encore en France, comportent un article de Yuri Puschaev (scientifique à l'INION), un rapport de l'institut et une lettre datée du 30 novembre 2023 adressée par le chef de la Douma d'État russe Vyacheslav Volodine à Vladimir Poutine. Ce dernier l'a signée le 12 décembre. Volodine a recommandé à Poutine de mener une politique de « désoccidentalisation » de la Russie à la suite des élections du 17 mars 2024. Les mesures politiques à prendre dans ce cadre comprendraient la nationalisation de toutes les industries russes liées aux matières premières, l'augmentation du rôle de l'État dans la science, l'art et la culture, le renforcement de la censure (en particulier à la télévision et sur Internet) et la résolution de la « question des mouvements d'opposition ».
Plus intéressant encore, le rapport d'INION, dont les recommandations ont été relayées mot pour mot par Volodine à Poutine, explique la raison d'être de ce programme de « désoccidentalisation ». Le rapport présuppose une intensification du conflit entre la Russie et l'Occident après la fin de la guerre en Ukraine. Il s'agirait d'un processus historique à long terme : « En fait, nous ne sommes qu'au stade initial de la transformation d'un monde unipolaire en un monde multipolaire, avec différents centres d'influence et le déclin de l'Occident. » Ce scénario n'est cependant pas sans danger pour la Russie, dont le plus immédiat serait celui d'un chaos interne croissant (« entropie sociale »), notamment en raison de l'impact sur le budget russe des dépenses militaires et du retour des soldats désorientés du front à la vie civile. La solution la plus évidente à ce problème, selon INION, « serait de poursuivre la politique d'exportation du chaos à l'étranger - c'est-à-dire d'apaiser les tensions internes par l'expansion externe ». La méthode préconisée consiste à utiliser comme prétexte des griefs historiques à l'encontre d'autres pays, en particulier la « perte de territoires par la Russie après la honteuse paix de Brest, ainsi qu'après l'effondrement du bloc de Varsovie ». Il s'agit ici de la paix signée par Lénine avec l'Allemagne à Brest-Litovsk en 1918, qui a conduit à l'indépendance de la Finlande, de la Pologne et des états baltes (réintégrés dans l'URSS en 1945 puis à nouveau indépendants dès 1991).
Il est difficile de dire dans quelle mesure les recommandations de Volodine guident activement la diplomatie russe, mais les récentes déclarations de Moscou semblent proches des lignes directrices du rapport INION. Cette proximité suggère également que les menaces du Kremlin contre les pays voisins seraient, au moins en partie, une tactique de diversion visant à détourner l'attention de l'opinion publique russe des problèmes internes. Le 27 janvier, à l'occasion du 80e anniversaire du siège de Leningrad, Poutine a accusé les pays baltes de violations des droits de l'homme. En février, la Russie a lancé un avis de recherche contre la première ministre estonienne Kaja Kallas, coupable selon Dimitri Peskov d'avoir« insulté l'histoire » et la mémoire de la Russie. Quant au toujours provocant ex-président Dmitri Medvedev, il a qualifié le chef de l'état letton Edgars Rinkevics de quelqu'un qui « fait semblant d'être le président du pays inexistant qu'est la Lettonie. » Il a d'ailleurs appliqué la même description à la Roumanie en réponse à la demande de l'UE de rapatrier 91,5 tonnes d'or roumain envoyées en Russie en 1916-17 pour être en lieu sûr, mais confisquées par l'URSS en 1918 pour « mauvais comportement » pendant la Première Guerre mondiale. Curieusement, lors d'une présentation le 4 mars pour de jeunes Russes à Sochi, le même Medvedev a pourtant montré une Roumanie élargie sur sa carte de l'Europe de l'Est, remodelée à son gré, où l'Ukraine serait réduite à une petite parcelle de territoire autour de Kiev, l'ouest du pays étant partagé entre la Pologne, la Hongrie et la Roumanie. Visiblement, les velléités redistributives de la vision géopolitique de l'ex-président russe ne manquent ni de créativité, ni de fluidité.