Notre-Dame de Paris : les secrets du « chantier du siècle »
Parfois, dans les églises, on joue des symphonies. À Notre-Dame de Paris, pendant les cinq années qu'aura duré sa restauration, les instruments ont été des outils, et les musiciens, des ingénieurs ou des artisans d'exception. Tous ensemble, dans cette cathédrale de fer que formaient 1 200 tonnes d'échafaudages, ils ont joué une partition unique qui ne se redonnera pas de sitôt. Arte a immortalisé ce concert géant au travers d'un documentaire en trois parties réalisé par Vincent Amouroux (auquel on devait déjà L'odyssée interstellaire et Notre véritable 6e sens). Un film à la hauteur de ce « chantier du siècle » : époustouflant. Images immersives, musique électronique, voix off expressive…, chacun des trois épisodes de Notre-Dame de Paris, le chantier du siècle, nommés La quête de la hauteur, L'harmonie des forces et La fabrique du sacré, sublime les lignes de Notre-Dame, même meurtries.
Certes, ce chantier, de l'aveu même du chef de l'État Emmanuel Macron, constituait un « défi insensé ». Comment réparer, en si peu de temps, ces entrailles éventrées, ce squelette abîmé ? Que faire de ce mikado de poutres calcinées et de métal tordu ? Mais au-delà de la question du temps, comment redonner vie à un monument vieux de 800 ans, alors que personne ne savait comment il a été construit à l'origine ? Nul n'avait le mode d'emploi de ce vaisseau de pierre. On savait le monument fort sale et en mauvais état, mais le tourisme empêchait de le regarder comme il était. Le sinistre a permis enfin de le radiographier.
De la flèche aux fondations, plus de 200 experts internationaux se sont ainsi mis à scruter l'édifice afin de refaire les gestes de ceux qui l'avaient pensé. Archéologues, historiens de l'art, géologues, ingénieurs structure et numérique, spécialistes du verre, du bois, du métal et de l'acoustique… Jamais autant de compétences n'avaient été rassemblées autour d'un monument. Le restaurer à l'identique, c'était faire acte d'humilité. Les savants et les « œuvriers », en s'initiant à l'intelligence médiévale, se sont fait les exégètes de ce livre de pierre. La cathédrale Notre-Dame leur a transmis la pensée de ses bâtisseurs.
Par exemple, une bonne partie du premier volet du documentaire se focalise sur l'arc doubleau de la nef, qui s'est effondré durant l'incendie. Il manque 79 claveaux, ces blocs de pierre taillés en biseau qui, joints les uns aux autres, forment l'arête incurvée d'une voûte gothique. 66 d'entre eux, tombés au sol, se révèlent réutilisables. Mais leurs dimensions divergent en raison de la taille du banc de pierre dont ils ont été extraits : ils font de 10,5 à 28 cm d'épaisseur (29 min 14). Dans quel ordre les replacer ? C'est alors qu'une croix gravée sur chaque claveau intrigue les experts : ils comprennent que cette marque faite par le tailleur permet de distinguer lors de la pose la face cachée de celle devant rester visible. Des encoches parfois à cheval entre deux claveaux étonnent également : elles permettent d'encastrer une poutre en bois pour stabiliser l'arc le temps que le mortier sèche (33 min 14).
Mais ces indices ne suffisent pas. Alors, grâce à la photogrammétrie, on simule la trajectoire de la chute de chaque bloc pour déduire son emplacement d'origine au sein de l'arc (41 min 23). Un algorithme modélisant chaque morceau propose ensuite une solution d'assemblage fiable à 80 % (43 min 51). Puis un remontage à blanc, au sol, permet à chaque pierre de trouver sa place avant le levage. Certains blocs, toutefois, ont trop chauffé pour pouvoir être réemployés. Pour les identifier, chacun, même intact en apparence, est soumis à un carottage cylindrique (23 min) avant d'être conservé ou écarté. Pour sculpter les claveaux neufs, il faut trouver une pierre de la même qualité que celle de Notre-Dame. Les carrières de Paris étant épuisées, on mène l'enquête pour choisir le bon lieu d'extraction (47 min 04), en l'espèce dans le Vexin. Ainsi peut-on finir le puzzle médiéval.
En donnant accès à l'ossature de Notre-Dame, le documentaire en livre aussi les secrets. La voûte d'ogive culmine à 33 m, soit 9 m de plus qu'à la cathédrale « expérimentale » Saint-Étienne de Sens (Yonne), commencée en 1130-1135. Grâce au géoradar , qui réalise une mesure jamais effectuée jusqu'alors (18 min 08), on s'aperçoit que les voûtes de Notre-Dame sont d'une très grande minceur : entre 12 à 15 cm, soit 20 cm de moins que sa cousine sénonaise. Ce voile de pierre, tendu sur 14 m de large, permet de battre un record de hauteur. Comme l'avance Yves Gallet, historien du gothique, « un architecte n'est pas quelqu'un qui monte des murs, c'est quelqu'un qui, avec des murs, crée un espace ». À Notre-Dame, les bâtisseurs ont réussi à dilater cet espace. Que voulaient-ils nous dire ? Que c'est en s'allégeant qu'on monte au ciel ?