Politique

Pierre Manent se demande dans quel régime nous vivons

Par Louis Daufresne. Synthèse n°2124, Publiée le 23/02/2024 - Photo : Pierre Manent. (Crédits : Franck Ferville / Le Figaro Magazine)

Émule de Pascal et spécialiste de Tocqueville, Pierre Manent est de ces esprits humbles et discrets que les néons de la TV attirent peu. Issu d'une famille communiste toulousaine, il se convertit à l'âge de 20 ans, à Normal Sup en 68. Le monde vire au gros rouge qui tâche ; lui préfère le vin de messe. Parcours singulier. Manent sera l'assistant de Raymond Aron au Collège de France et fera une belle carrière à l'EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales). Sa philosophie politique exhume la tradition libérale française si peu mise en valeur par la France elle-même.

Depuis quelque temps, on sent chez lui une inquiétude. La déchristianisation l'afflige. Le rétrécissement de la liberté aussi, fruit du sectarisme. Manent déclarait au Figaro en 2022 que « l'opinion dominante n'a plus d'ennemis. Nous n'existons que comme quelque chose qui doit disparaître. Un homme de droite des années 1960 recevait plus de respect de la part des communistes que de la part des progressistes libéraux aujourd'hui ». Libéral donc, mais pas progressiste. L'intellectuel en vient à se poser une question : mais au fait, dans quel régime sommes-nous ?

Normalement, la vie politique repose sur trois principes : 1. « L'État est le gardien impartial des droits des citoyens et (…) protège l'égale liberté de tous. » 2. « Le gouvernement est représentatif (…) des intérêts et des vœux d'un peuple constitué historiquement. » 3. « Ces deux principes sont liés par un troisième, celui de la souveraineté du peuple », rappelle Manent.

Si l'État est impartial, l'alternance permet aux diverses opinions d'être représentées dans les institutions. Or, aujourd'hui, l'État est partial et l'alternance ne se fait plus. D'où la crise de « l'échange moral et affectif » qui, entre gouvernants et gouvernés, « est pour ainsi dire glacé (…), l'alternance ayant été privée de sa vertu représentative et purgative ».

Un grand renoncement en est à l'origine. Depuis les années 80, droite et gauche trahissent leurs peuples respectifs, la nation et les travailleurs. La référence à l'Union européenne devient l'alpha et l'oméga de tout parti de gouvernement. Ce qui est problématique car « il n'y a jamais eu de régime libéral que dans un cadre national », ainsi que le disait Manent en 2020 à Hérodote. Le dépassement de la nation, ADN de l'UE, engendre l'abandon de la république représentative.

Au lieu d'estomper les clivages, l'UE créa la défiance « et même une sorte de sécession des deux peuples ainsi négligés ». Désertant le camp des idées, « la classe dirigeante, écrit Manent, puise désormais sa légitimité non pas dans une représentativité qui lui échappe, mais dans son adhésion à des "valeurs" qu'elle entend inculquer aux populations récalcitrantes ».

Cette rhétorique nie la représentation et produit un basculement de légitimité. Exemple : « Le droit du ''migrant climatique'' l'emporte sans contestation possible sur le droit du corps politique qui n'a que son ''bien commun'' à invoquer. » Les « valeurs » se retournent contre la démocratie représentative. La référence à l'humanité sans frontières étouffe le droit particulier du peuple à se gouverner lui-même, ce à quoi sert la souveraineté.

Détaché du corps politique, l'État sort de son impartialité pour faire la leçon à l'égoïsme national. Le rapport à la justice s'inverse : « Ainsi, et telle est l'immense révolution : (…) c'est le corps politique dont nous sommes citoyens qui est au principe de toute injustice à cause de cette préférence pour soi qu'il ne peut s'empêcher d'éprouver et d'exercer. »

Le mot est lâché : « préférence pour soi ». Les « valeurs » interdisent pareil mouvement du cœur et de la raison. Le peuple et son « bien commun » sont exilés vers les périphéries par un centre rivé à ses « valeurs ». Au pinacle de celles-ci figure le droit des minorités, objet d'un discours visant à disqualifier l'aspiration légitime de la majorité à défendre ses intérêts.

Manent pointe ici deux perversions : la première, c'est que « l'œuvre de justice » se réduit à l'obsession de faire entendre le cri des minorités, le peuple se retrouvant invisibilisé. Or, cette tâche est « indéfinie et interminable, relève-t-il, car nous ne pouvons deviner aujourd'hui quelle nouvelle minorité opprimée viendra demain au jour ». En somme, la rhétorique discriminatoire permet de dominer le peuple à l'envi car « on n'aura jamais fini d'émanciper les minorités ».

D'autant que – et c'est la seconde perversion – les droits des minorités « échappent à l'obligation de se justifier ». La raison en est simple, selon Manent : « Parce que la délibération, l'échange des arguments, présuppose (…) une société constituée, une conversation civique, une forme de vie partagée, un monde commun, bref, tout ce que la revendication minoritaire dénonce et rejette comme son oppresseur, son étouffoir, son bourreau ». Les minorités n'ont aucun compte à rendre, seulement une mission à réaliser, celle de leur émancipation, laquelle suppose la fin du bien commun, donc du vivre-ensemble.

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Sommes-nous en régime libéral ?
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2 commentaires
Pascal
Le 10/05/2024 à 14:23
.
Christian
Le 10/03/2024 à 18:03
Merci beaucoup
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