International
Petites réflexions sur la chute du Mur de Berlin (I)
De la chute du Mur de Berlin, que reste-t-il ? Ces mêmes images servies comme un plat un peu refroidi et qu’un coup de microonde médiatique ravive dans nos esprits, avant que le temps ne les emporte, et nous avec elles. Ces images dont les journalistes aiment à dire qu’elles auront « fait le tour du monde » ? Une manière de faire comprendre que sans eux, l’Histoire n’existe pas. Et de fait, avant Internet, l’image faisait déjà l’Histoire. Ironiquement, c’est un Russe qui s’adjuge le plus célèbre cliché de cet événement : le 11 novembre 1989, un virtuose en exil saute dans un vol Paris-Berlin. Son violoncelle à la main, Mstislav Rostropovitch se fraie un chemin au milieu de la foule exaltée. La pièce se joue dans le décor dantesque du Checkpoint Charlie, le fameux poste-frontière. Sur une chaise, l’artiste se met à jouer une sonate de Bach au pied du Mur graffité. Certains ne reconnaissent pas le célèbre musicien et lui jettent des pièces (!), mais son récital improvisé, retransmis en direct à la télévision, bouleverse le monde entier.
Le camp du Bien vient de gagner.
Adolescent, je m’étais passionné pour le rideau de fer, à une époque où bien des collégiens confondaient Budapest et Bucarest. L’Ouest n’avait que faire de l’oppression à l’Est. La liesse du 9 novembre ne reflète pas la joie de populations ayant lutté contre le communisme mais l’autocélébration de soi, du « modèle » fait de jouissance et de consommation à outrance. Et les Allemands de l’Est, si longtemps le nez collé sur la vitrine, comment pouvaient-ils ne pas y communier ? Tous les jours, les TV de l’Ouest les inondaient de publicités (excepté à Dresde où l’on ne les captait pas) et pénétraient dans les foyers de « l’État des ouvriers et des paysans » (Arbeiter-und-Bauern-Staat). Ce 9 novembre, enfin, ils pouvaient se ruer sur les sex-shops du Ku’damm, les Champs-Élysées berlinois. Pour une libération, c’était celle des instincts qui leur était « offerte ». À l’Est, le sexe jouait aussi un rôle-clé mais pour une autre raison : c’était l’exutoire à la désespérance sociale propre à une société bloquée et le refuge de la liberté dans un système ultra-fliqué.
Ce Mur, je l’ai si souvent « traversé », longé et ausculté que, je le confesse, mon sentiment le soir du 9 novembre était partagé. Bien sûr que sa présence était un scandale permanent, une verrue défigurant le visage de l’Europe. Dans le hors-série du Figaro de cette semaine, j’explique son fonctionnement, ses « ruses » diaboliques pour piéger les fugitifs, surtout à la frontière interallemande dont on ne parle jamais tant Berlin absorbe les regards. De 1984 à 1990, je passais une partie de mes grandes vacances en Allemagne de l’Est. J’avais entrepris de passer la frontière pour vivre une autre expérience que celle des voyages en RFA, avec ce luxe de pouvoir en revenir. On ne risquait rien en RDA, pour deux raisons : il fallait y être invité et pour y rester, il fallait payer une taxe de 100 DM par jour, une fortune ! Finançant le régime, je bénéficiais de sa protection autant que de sa surveillance.
Le soir du 9 novembre, mes amis est-allemands exultaient à raison car, formés dans leur excellent système universitaire, ils allaient pouvoir faire carrière en RFA ou aux États-Unis. Imaginez un peu : la porte que vous pensiez à jamais close s’ouvre tout d’un coup pour ne jamais se refermer ! Dans une prochaine LSDJ, je reviendrai sur cet effet de surprise. Je me réjouissais avec eux et un peu plus tard, je me joindrai à des manifestations pour exiger que la police politique ne fasse pas disparaître les « dossiers ». Mais ce 9 novembre, la victoire me parut trop facile : la « fin de l'Histoire » et l’avènement d'un monde uniforme me déprimait plutôt. Visiter Prague et Budapest aujourd’hui n’ont à mes yeux aucun intérêt : on y croise les mêmes boutiques qu’avenue Montaigne. Prague, Berlin, Budapest, avant 1989, faisaient éprouver une réalité faite de croyances, de slogans, de ferveur collective, de peur et d'espoir. Avec la chute du Mur, c'est le divertissement qui triomphe, dans toute sa platitude, son insignifiance.
En Allemagne de l'Est, derrière le discours marxiste, la culture prussienne exaltait un mode de vie assez viril et traditionnel, cranté aux années cinquante. Là-bas, j’avais l’impression de remonter le temps. Quand l’œil occidental s’affligeait de la pénurie dans les magasins et de la grisaille des immeubles, je constatais dans certains cercles privés une grande appétence intellectuelle doublée d’un amour de la France, de sa culture classique, tout à fait extraordinaire. Avec le Mur qui tombe, c’est aussi le français qui s’effondre. Exit Molière et Louis XIV, place à l’anglo-américain. Les privations avaient stimulé la curiosité, le désir de rencontrer et de partager. Dans ce qu'on appelait les pays de l'Est, la France avait un capital symbolique inouï dont elle ne ferait rien par la suite.
En 1989, Berlin offrait deux images radicalement opposées ; c'est ce qui en faisait un lieu d'une intensité incroyable : le camp du Bien, disais-je, incarné par Berlin-Ouest – qui était une sorte de showroom à ciel ouvert de la sous-culture alternative, déjantée et déglinguée. Il y régnait une ambiance underground parfois démente qui n'existait peut-être nulle part ailleurs (sauf en Angleterre). Les mouvements alternatifs y abondaient car les jeunes qui s’y installaient étaient dispensés de service militaire. C’est cette société-là, libertaire et trash à souhait, qui serait immortalisée comme la tête de pont du monde libre. En face, de l’autre côté, rien ne pouvait séduire l'image d'émancipation individuelle vendue par l'Amérique : une société d’ordre, homogène et hiérarchisée, aux avenues propres et vides, où la parade militaire mettait en scène le 40e anniversaire d’un régime congelé dans une posture glaciale. Si congelé qu’il ne souffla même pas ses bougies. C'est le sifflotement désinvolte de Klaus Meine, chanteur des Scorpions, qui le fit à sa place. Avec le violoncelle de Rostropovitch, son tube, Wind of Change, reste la musique du 9 novembre.
Le camp du Bien vient de gagner.
Adolescent, je m’étais passionné pour le rideau de fer, à une époque où bien des collégiens confondaient Budapest et Bucarest. L’Ouest n’avait que faire de l’oppression à l’Est. La liesse du 9 novembre ne reflète pas la joie de populations ayant lutté contre le communisme mais l’autocélébration de soi, du « modèle » fait de jouissance et de consommation à outrance. Et les Allemands de l’Est, si longtemps le nez collé sur la vitrine, comment pouvaient-ils ne pas y communier ? Tous les jours, les TV de l’Ouest les inondaient de publicités (excepté à Dresde où l’on ne les captait pas) et pénétraient dans les foyers de « l’État des ouvriers et des paysans » (Arbeiter-und-Bauern-Staat). Ce 9 novembre, enfin, ils pouvaient se ruer sur les sex-shops du Ku’damm, les Champs-Élysées berlinois. Pour une libération, c’était celle des instincts qui leur était « offerte ». À l’Est, le sexe jouait aussi un rôle-clé mais pour une autre raison : c’était l’exutoire à la désespérance sociale propre à une société bloquée et le refuge de la liberté dans un système ultra-fliqué.
Ce Mur, je l’ai si souvent « traversé », longé et ausculté que, je le confesse, mon sentiment le soir du 9 novembre était partagé. Bien sûr que sa présence était un scandale permanent, une verrue défigurant le visage de l’Europe. Dans le hors-série du Figaro de cette semaine, j’explique son fonctionnement, ses « ruses » diaboliques pour piéger les fugitifs, surtout à la frontière interallemande dont on ne parle jamais tant Berlin absorbe les regards. De 1984 à 1990, je passais une partie de mes grandes vacances en Allemagne de l’Est. J’avais entrepris de passer la frontière pour vivre une autre expérience que celle des voyages en RFA, avec ce luxe de pouvoir en revenir. On ne risquait rien en RDA, pour deux raisons : il fallait y être invité et pour y rester, il fallait payer une taxe de 100 DM par jour, une fortune ! Finançant le régime, je bénéficiais de sa protection autant que de sa surveillance.
Le soir du 9 novembre, mes amis est-allemands exultaient à raison car, formés dans leur excellent système universitaire, ils allaient pouvoir faire carrière en RFA ou aux États-Unis. Imaginez un peu : la porte que vous pensiez à jamais close s’ouvre tout d’un coup pour ne jamais se refermer ! Dans une prochaine LSDJ, je reviendrai sur cet effet de surprise. Je me réjouissais avec eux et un peu plus tard, je me joindrai à des manifestations pour exiger que la police politique ne fasse pas disparaître les « dossiers ». Mais ce 9 novembre, la victoire me parut trop facile : la « fin de l'Histoire » et l’avènement d'un monde uniforme me déprimait plutôt. Visiter Prague et Budapest aujourd’hui n’ont à mes yeux aucun intérêt : on y croise les mêmes boutiques qu’avenue Montaigne. Prague, Berlin, Budapest, avant 1989, faisaient éprouver une réalité faite de croyances, de slogans, de ferveur collective, de peur et d'espoir. Avec la chute du Mur, c'est le divertissement qui triomphe, dans toute sa platitude, son insignifiance.
En Allemagne de l'Est, derrière le discours marxiste, la culture prussienne exaltait un mode de vie assez viril et traditionnel, cranté aux années cinquante. Là-bas, j’avais l’impression de remonter le temps. Quand l’œil occidental s’affligeait de la pénurie dans les magasins et de la grisaille des immeubles, je constatais dans certains cercles privés une grande appétence intellectuelle doublée d’un amour de la France, de sa culture classique, tout à fait extraordinaire. Avec le Mur qui tombe, c’est aussi le français qui s’effondre. Exit Molière et Louis XIV, place à l’anglo-américain. Les privations avaient stimulé la curiosité, le désir de rencontrer et de partager. Dans ce qu'on appelait les pays de l'Est, la France avait un capital symbolique inouï dont elle ne ferait rien par la suite.
En 1989, Berlin offrait deux images radicalement opposées ; c'est ce qui en faisait un lieu d'une intensité incroyable : le camp du Bien, disais-je, incarné par Berlin-Ouest – qui était une sorte de showroom à ciel ouvert de la sous-culture alternative, déjantée et déglinguée. Il y régnait une ambiance underground parfois démente qui n'existait peut-être nulle part ailleurs (sauf en Angleterre). Les mouvements alternatifs y abondaient car les jeunes qui s’y installaient étaient dispensés de service militaire. C’est cette société-là, libertaire et trash à souhait, qui serait immortalisée comme la tête de pont du monde libre. En face, de l’autre côté, rien ne pouvait séduire l'image d'émancipation individuelle vendue par l'Amérique : une société d’ordre, homogène et hiérarchisée, aux avenues propres et vides, où la parade militaire mettait en scène le 40e anniversaire d’un régime congelé dans une posture glaciale. Si congelé qu’il ne souffla même pas ses bougies. C'est le sifflotement désinvolte de Klaus Meine, chanteur des Scorpions, qui le fit à sa place. Avec le violoncelle de Rostropovitch, son tube, Wind of Change, reste la musique du 9 novembre.