Et si on parlait vraiment de l'immigration ?
Oser parler d'immigration. La chose n'est pas simple. Pour la droite, c'est la gauche qui la promeut et l'organise avec cynisme, pour garder et gagner des électorats. Avant SOS Racisme, François Mitterrand n'entra-t-il pas à l'Élysée après avoir soutenu la régularisation des clandestins ? Pour la gauche, c'est la droite qui parvient de plus en plus à imposer son discours sur la nation. Un Premier ministre PS comme Manuel Valls ne voulait-il pas étendre la déchéance de nationalité aux binationaux ?
Droite et gauche refusent d'affronter le sujet dans toutes ses dimensions. D'autres essaient de répondre à cette attente, comme certains laboratoires d'idées. Rien que cette année, la Fondapol, « libéral et progressiste », a déjà publié La politique danoise d'immigration : une fermeture consensuelle (en janvier) et Immigration : comment font les États européens (en mars).
Son directeur, le politologue Dominique Reynié, tranche dans le vif : « Il est clair, écrit-il, que la France n'a pas de vision stratégique en la matière. Nous ne sommes pas en mesure de dire quels intérêts nous avons à l'immigration, quelles sont nos préférences, quels sont nos objectifs. » On lit aussi que « la générosité de notre accueil ne constitue pas ce que l'on pourrait appeler une offre, qui serait conçue dans le but de convaincre tel ou tel profil de migrant de nous rejoindre ; elle est plutôt le signe d'une absence d'offre. » Cette position sera-t-elle débattue lors des Rencontres Méditerranéennes que visitera ce mois-ci le pape François à Marseille ? Sortira-t-on d'une posture humanitaire et sentimentale, afin de regarder l'absence d'offre, d'anticipation, de projet, de vision ?
L'absence se justifie d'autant moins que le « fait diversion » du sujet par les media « crée une ambiance anxiogène », déplore l'historien Gérard Noiriel dans Le Monde. Le politique ne répond pas à cet état émotif et tergiverse, comme l'illustre le parcours de la loi immigration, « divisé, saucissonné, reporté », selon France Info, et dont l'examen aura peut-être lieu à l'automne. Ces atermoiements contrastent avec une opinion à la fois affligée et terrifiée par les récentes émeutes dans les banlieues auxquelles nulle solution à long terme n'est apportée et qui dureraient sans doute encore si le narcobanditisme, soucieux de ses affaires, n'y avait pas mis fin.
À quoi l'absence de vision tient-elle ? À un « embarras », selon Noiriel, « car l'immigration est un sujet qui fait partie du discours sur la nation. Or, depuis la fin du XIXe siècle, c'est un sujet de prédilection pour la droite ». Dire qu'il y a un problème, c'est se référer aux critères de l'ancien monde, lesquels relevaient d'une forme d'évidence puisque, face à la concurrence de la main d'œuvre étrangère, Jean Jaurès lui-même confiait en 1914 qu' « il n'y a pas de plus grand problème que l'immigration ».
Si tel est le cas, il faut le traiter. Comment ? D'inspiration chrétienne, l'Institut Éthique & Politique (IEP) organise le 14 septembre à Paris un débat public entre Jean Messiha, haut fonctionnaire et ex-membre du RN, et François Soulage, économiste et ancien président du Secours catholique. Une tribune de l'IEP servira de point de départ à la réflexion. Selon son auteur Ludovic Trollé, il ne faut pas se concentrer « sur une approche purement quantitative (…) sans affronter les questions radicales que le problème porte en lui, notamment celle de notre "humanisme" ».
L'immigré doit être considéré « dans le contexte de son histoire particulière » et non comme une « entité abstraite sur laquelle peuvent converger toutes les compassions ou toutes les haines ». Pour l'IEP, « la question fondamentale est donc : pourquoi a-t-il quitté son pays ? (…) Ne pas avoir de réflexion sur l'émigration, c'est comme vouloir arrêter une hémorragie avec des compresses quand il faudrait suturer la plaie », ajoute Ludovic Trollé.
Le postulat tient tout entier dans l'adjectif possessif, marqueur d'altérité : si le migrant quitte « son » pays, c'est qu'il va dans un autre qui n'est pas le sien. L'autre question clé touche ainsi au respect de l'identité, ce qui suppose de la part de l'arrivant assimilation et gratitude. Le catéchisme catholique parle à la fois du devoir « de reconnaissance du patrimoine matériel et spirituel [du] pays d'accueil » et de l'obligation « d'obéir à ses lois et de contribuer à ses charges ». Or, note Trollé, « la France et l'Europe de Bruxelles ne sont même pas capables de reconnaître leurs propres racines chrétiennes ». Cet impensé volontaire, ce « grand renoncement », engendre désarroi, peur, haine et repli sur soi, les peuples hôtes n'étant plus sûrs de rester maîtres chez eux puisque de « chez eux » il n'y a plus. Perçus comme « sans origine, sans histoire, sans culture », l'étranger ne l'est plus nulle part, tout le monde devenant interchangeable et déplaçable sur les cases de la société de marché. Du coup, le problème de l'immigration tombe de lui-même. Et c'est pour ça que les politiques n'en parlent plus.