
Les paradoxes du rugby français, entre succès et crise financière
L'engouement explose, 26,3 millions de Français déclarent s'intéresser au rugby, désormais deuxième sport national, bénéficiant d'une image positive auprès de 80% de la population. L'intérêt grandit aussi pour le rugby féminin (suivi par 40% des amateurs) et pour le rugby à 7, en plein essor depuis le sacre olympique de 2024, avec 19,5 millions de Français désormais concernés.
Ce succès s'inscrit dans une tradition à part. En France, le rugby conserve une identité profondément territoriale. Il dynamise les bassins de vie, soude les villages, incarne une France populaire, solidaire, enracinée. Il est à la fois sport, culture, et pilier local. Et pourtant, en coulisses, la structure (tant économique que culturelle) qui soutient cet édifice, vacille dangereusement. Longtemps réfractaire au professionnalisme, le monde du rugby y a presque été contraint, sous la pression d'un mouvement devenu inévitable.
Si la discipline a officiellement basculé dans l'ère professionnelle en 1995 à l'échelle mondiale, ce n'est qu'en 1998 que le Championnat de France le devient intégralement. Le rugby reste profondément marqué par son passé amateur, bourru, excessif et viril. Il incarne une certaine idée de la France, aux antipodes de l'air du temps. C'est aussi ce qui en fait aujourd'hui un objet de débat beaucoup plus large, sport de villages pour les uns, bastion à déconstruire pour les autres.
La transition amateur / pro s'est opérée trop rapidement pour être pérenne. Elle a favorisé l'émergence de mécènes puissants, comme Max Guazzini ou Mourad Boudjellal, creusant un fossé entre clubs de l'élite et monde amateur. Ce déséquilibre a affaibli les territoires et concentré les moyens dans les grandes villes. Pour Florian Grill, président de la FFR, « le rugby des villages est en train de disparaître », il attire l'attention sur le fait que seuls 500 clubs sur 2 000 disposent encore de filières jeunes. Il appelle à un sursaut collectif, car, selon lui, « S'il n'y a plus de rugby amateur, il n'y a plus de rugby pro ».
La logique économique prévaut désormais. Partout en France, les conséquences se multiplient : rétrogradations, liquidations, fusions contraintes. Blagnac, Dijon, Chartres, Bergerac, Bourgoin-Jallieu, Lourdes… Autant de noms historiques frappés par des faillites ou des déclassements administratifs.
Sur la base du rapport 2025 dédié, l'économie du rugby français atteint un sommet historique. En 2023-2024, les recettes d'exploitation cumulées du Top 14 et de la Pro D2, ont progressé de 10%, pour s'établir à 598 millions d'euros. La croissance est soutenue dans presque tous les postes de revenus, partenariats, billetterie, hospitalités, merchandising, droits télévisés (détenus par Canal+, ils s'élèvent à 116 millions d'euros par an jusqu'en 2027, puis passeront à 139,4 millions d'euros jusqu'en 2032). Le Top 14 s'impose aujourd'hui comme le championnat le plus riche du monde.
Pourtant, cela cache une réalité budgétaire plus contrastée. 19 clubs sur 30 sont en déficit. Les pertes d'exploitation atteignent 76,5 millions d'euros et le déficit net reste lourd : 34,9 millions d'euros même après soutien des actionnaires.
En Top 14, seuls six clubs dégagent un résultat à l'équilibre ou positif. Trois accusent un déficit supérieur à 10 millions d'euros. Ces déséquilibres s'expliquent par une hausse généralisée des charges d'exploitation, alimentée par l'inflation, l'essor des services extérieurs et des investissements structurels. La masse salariale continue de croître en valeur absolue (+6% en Top 14, +8,1% en Pro D2 pour les joueurs, jusqu'à +23% pour les staffs), mais sa part relative dans les dépenses diminue légèrement, signe que d'autres postes (logistique, hospitalités, achats ou amortissements) pèsent de plus en plus lourd sur les budgets.
Le salary cap (limite de masse salariale), fixé à 10,7 millions d'euros par an (au PSG, Ousmane Dembélé est payé 18 millions d'euros par an), agit comme un mécanisme de régulation. Malgré ces garde-fous, plusieurs clubs voient leur trésorerie sous pression, notamment à cause du remboursement des prêts Covid.
Sur la coupe du monde 2023, « Tout le monde a gagné, sauf les organisateurs », résumait Pierre Moscovici en présentant le rapport de la Cour des comptes. Comme souvent dans ces cas-là, chacun se rejette la responsabilité, le principal visé par le rapport, Claude Atcher, s'est longuement défendu (voir notre sélection). Le rapport révèle une gestion chaotique... Gouvernance opaque, budget initialement surévalué, absence de contrôle de l'État. Résultat, une perte sèche estimée entre -19,2 et -28,9 millions d'euros selon les scénarios, alors que la FFR promettait initialement un bénéfice de 68 millions d'euros. Un écart abyssal. Ce n'est pas une première, car, en 2007 déjà, des failles avaient été pointées. Et cette fois, elles pourraient coûter cher. Florian Grill a lancé un appel clair, « Sans aide financière de l'État, la FFR déposera le bilan. » Une hypothèse hautement improbable tant elle provoquerait un cataclysme pour le rugby français et mondial, mais qui vise à alerter. Car si la FFR est aujourd'hui dans le rouge, l'État, lui, a engrangé près de 800 millions d'euros de retombées économiques. Un appel à l'aide qui souligne aussi une responsabilité partagée. Le président de la FFR a réagi à ce rapport dans cette lettre adressée à la Cour des comptes.