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La mort du trafiquant libyen « Bija » rappelle l'ampleur du trafic migratoire en Libye

Par Max George. Synthèse n°2269, Publiée le 16/09/2024 - Photo : « Bija » (Abd al-Rahman al-Milad) à gauche et vue floutée de son cadavre dans sa voiture (à droite) après son assassinat à Sayyad (Libye), le 1er septembre 2024. © Compte Twitter d'Anas El Gomati (@AGomati)
Le 1er septembre, l'assassinat du trafiquant emblématique « Bija » a provoqué un coup de tonnerre dans la galaxie des mafias libyennes. Depuis plus de dix ans, ces organisations gèrent le trafic migratoire vers l'Europe et l'économie lybienne, déstabilisant au passage les États européens. L'occasion de passer en revue leur fonctionnement, rouage clef des migrations en Méditerranée.

Dans la soirée du 1er septembre, Abd al-Rahman al-Milad, 34 ans, surnommé « Bija », était assassiné par balle. Il sortait de son académie militaire marine qui est située dans le port de Sayyad, à l'ouest de Tripoli. La mort inattendue de cet ancien commandant des gardes-côtes de la ville de Zaouïa interroge les experts sur la motivation des commanditaires de l'assassinat. Il s'agirait vraisemblablement d'un règlement de compte d'une autre milice ou d'alliés de « Bija », mécontents qu'il reçoive des fonds de l'UE depuis 2017 pour lutter contre le trafic de migrants.

Pourquoi ce décès est-il si intéressant ? La figure de ce mafieux est mondialement connue depuis la publication d'un rapport du Conseil de Sécurité de l'ONU en 2017. « Bija » y était pointé du doigt pour son rôle dans l'organisation du trafic migratoire en Méditerranée, à partir de la ville portuaire de Zaouïa. Pendant plusieurs années, grâce à un double-jeu bien rôdé, les membres de son groupe armé étaient considérés par l'Union européenne comme les garde-côtes de la Libye. En réalité, « Bija » aurait mené un intense trafic de migrants, en même temps qu'il promettait à l'UE de le combattre. Sa stratégie consistait à intercepter les bateaux de migrants déjà en mer pour les renvoyer en Libye vers un camp de détention situé à al-Nasr. Une fois arrivés dans ce camp, les migrants devaient racheter une place pour traverser la Méditerranée.

L'enquête de l'ONU a permis de dévoiler la stratégie de « Bija », ainsi que les maltraitances en tous genres infligées aux migrants dans les centres de rétention libyens : agressions physiques, viols, etc. Condamné en octobre 2020 pour trafic d'êtres humains, « Bija » a été emprisonné jusqu'en octobre 2021, pour une période de six mois seulement. Sa libération a été justifiée par le « manque de preuves » sur son implication dans le trafic de migrants. Un motif qui a suscité l'indignation du représentant du Haut Commissariat aux Réfugiés pour la Méditerranée centrale, Vincent Cochetel, commentant à l'époque que « les preuves sont au fond de la Méditerranée. »

Si « Bija » était l'une des principales figures du trafic de migrants en Libye, il était loin d'être le seul à l'organiser. Le fils du général Haftar, Saddam Haftar, est lui aussi soupçonné d'avoir participé à ce trafic. C'est ce que démontre l'agence d'enquête hollandaise Light House Reports qui a recueilli plusieurs témoignages de migrants mentionnant son nom. La Russie, principal soutien du général Saddam Haftar, participerait aussi indirectement à ce trafic en exportant du pétrole raffiné à son allié libyen et donc aux mafias. Moins cher et de meilleur qualité, le pétrole russe convient mieux aux trafiquants qui évitent ainsi d'exploiter leur propre pétrole. Ce business rapporterait environ 10 milliards de dollars par an à la Russie selon le media d'enquête italien IrpiMedia. Pour éviter que les transactions ne soient tracées, les milices paient les Russes en barils de pétrole brut, transportés dans des pétroliers fantômes, difficiles à tracer, qui contournent ainsi les sanctions européennes.

Il faut comprendre que le rôle des milices est central dans le gouvernement de la Lybie et ce, depuis le renversement de Mouammar Kadhafi en 2011  —  soutenu par la France, le Royaume-Uni et les États-Unis. Les dirigeants du pays, à savoir le général Haftar et le Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah, doivent constamment se reposer sur ces groupes pour contrôler leurs territoires. Après la guerre civile de 2014, la Libye a été partagée en deux entités : l'une, à l'est de la Libye et sur la côte, a pour capitale Tripoli et est dirigée par le général Haftar ; l'autre, dans le sud du pays, est gouvernée par le Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah. À ce jour, au moins huit milices ont été identifiées en Libye : celle de « Bija », la Stability Support Apparatus (SSA), la Misrata Counter Terrorism Force (CTF), les Rada Special Deterrence Forces (SDF), la 444 Brigade, la Nawasi Brigade, la Joint Operations Force (JOF) et la 111 Brigade.

Depuis deux ans, la situation du trafic migratoire en Méditerranée s'est améliorée, en partie grâce aux négociations entre l'Union européenne, les dirigeants de la Libye et les groupes mafieux. Le nombre d'arrivées sur les côtes italiennes a sensiblement baissé cette année, passant à 42 000 en septembre — contre 150 000 à la même période en 2023. Ce phénomène est aussi dû à la mise en œuvre d'un accord entre l'Italie et la Tunisie. Toutefois, malgré ces avancées, le trafic migratoire est loin d'être éradiqué. En cause, l'affluence croissante de migrants venus d'Afrique subsaharienne et d'Afrique de l'Est. Dans le contexte de la guerre civile au Soudan, déclenchée en avril 2023, le nombre de migrants arrivés en Libye s'élève à 96 000. Et la majorité souhaite se rendre en Europe ! Dans ce contexte, le décès de Bija nous enseigne surtout que sa milice disparue, d'autres poursuivront à sa place le trafic dans les prochaines années.

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En Libye, l'État mafieux à l'origine de la crise des migrants en Europe
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