Les monnaies numériques de banque centrale : opportunité ou menace ?
A-t-on réellement besoin de monnaies numériques et sont-elles une menace pour les libertés individuelles ? Signalent-elles la fin du cash ? Voici un sujet sur lequel s'expriment beaucoup de commentateurs au moment où l'UE vient d'entrer en « phase préparatoire » pour un éventuel « euro numérique » que la Banque Centrale Européenne pourrait émettre d'ici quelques années.
Pour les partisans des monnaies numériques des banques centrales (MNBC ou CBDC en anglais), il s'agit d'outils publics pour faciliter les transactions, contrer le blanchiment d'argent et répondre à la réussite des crypto-monnaies privées tels que le Bitcoin, citées par certains comme une menace pour la souveraineté. Pour beaucoup en revanche, les monnaies numériques sous contrôle des banques centrales ouvriraient des possibilités inquiétantes quant à la surveillance des usagers, surtout si l'arrivée des MNBC s'accompagne d'une restriction des transactions en argent liquide. Les lanceurs d'alerte attirent l'attention sur la Chine, où le yuan numérique, allié au crédit social, irait dans le sens de l' « omniscience financière » . Une perspective qui a alarmé Jerome Powell de la Banque Fédérale des États-Unis. Il a assuré le comité bancaire du Sénat que « les gens n'ont pas à s'inquiéter au sujet d'une MNBC. Rien de tel n'est sur le point de se produire dans un avenir proche. » Powell reconnaît toutefois que, dans le cas d'une MNBC dans le commerce de détail (« retail CBDC »), la population aurait le droit de s'alarmer en utilisant un compte gouvernemental où la visibilité des transactions serait totale : « Voilà quelque chose que nous ne tolérerions pas […] ici aux États-Unis. C'est comme cela que ça marche en Chine ».
La résistance américaine envers l'idée d'un dollar numérique, non approuvé par le Congrès mais assujetti à un contrôle bancaire centralisé, est particulièrement forte. Donald Trump a promis de bloquer toute MNBC en cas de réélection, tandis que Ron de Santis a interdit son utilisation future dans l'état de Floride. Cette opposition ne se limite pourtant pas aux Républicains. Les Démocrates sont certes moins hostiles au développement d'un dollar numérique, disant que le bloquer par principe (comme le propose le Républicain Tom Emmer) ferait le jeu des concurrents économiques de l'Amérique. C'est néanmoins le Démocrate Stephen Lynch qui a été à l'initiative de l' « ECASH ACT » selon lequel le Trésor américain devrait développer un instrument financier qui reproduirait autant que possible « l'anonymat et les aspects de l'argent liquide qui favorisent le respect de la vie privée ». Lynch fait partie du sous-comité du Congrès sur la militarisation (« weaponization ») du gouvernement fédéral, qui œuvre pour protéger les libertés civiles contre l'ingérence de la bureaucratie centralisée. Le sous-comité vient notamment d'entendre la mise en garde du très médiatique Jordan Peterson face au danger d''une « super-surveillance » étatique, rendue possible par la technologie et la collaboration entre des gouvernements invasifs et les grandes banques.
En Angleterre aussi, l'idée d'un « digital pound » a rencontré un certain scepticisme dans un rapport présenté à la Chambre des Députés en décembre 2023, intitulé « La livre numérique : toujours une solution à la recherche d'un problème ? » Dans ses recommandations, le rapport estime que les avantages éventuels d'une livre sterling numérique ne sont pas clairs et qu'il faudrait être conscient de la tentation pour l'état comme pour des intermédiaires d'utiliser les données recueillies par cet « outil puissant d'information » à des fins injustifiées. Dans leur réponse, la Banque d'Angleterre et le Trésor public ont affirmé qu'ils voudraient continuer à travailler sur une monnaie numérique, tout en rassurant le public sur le fait qu'aucune décision finale n'est tombée, que les transactions en argent liquide resteraient valables et que des mesures législatives seraient prises pour garantir la confidentialité des données personnelles.
Théoriquement, les déclarations sur l'euro numérique contiennent des affirmations semblables : la phase préparatoire commencée en novembre 2023 viserait à « mettre au point un euro numérique qui réponde à la fois aux exigences de l'Eurosystème et aux besoins des utilisateurs, en termes, par exemple, d'expérience utilisateur, de confidentialité, d'inclusion financière et d'empreinte environnementale ». Cependant, le projet de l'euro-zone a pris de l'avance sur ceux des pays anglo-saxons, les deux ans de la phase d'étude étant déjà terminés. Quant au processus décisionnel, il est d'ailleurs évident que la relation entre la BCE, institution trans-nationale, et les états individuels de l'UE est très différente de celle entre les banques centrales et les gouvernements du Royaume-Uni ou des États-Unis. Seul le temps dira si les avis des utilisateurs individuels des pays membres de l'UE seront réellement pris en compte lors de la décision finale du Conseil des gouverneurs de la BCE sur l'implémentation de l'euro numérique.