International
L'ours et la méduse : la guerre du Kremlin contre les journalistes dissidents
Avec la progression de la guerre en Ukraine, la question de l’attitude de la population russe envers cette « opération militaire spéciale » semble devenir de plus en plus opaque en raison de la chape de plomb médiatique imposée par le Kremlin. Ces derniers jours ont vu un nouveau durcissement à cet égard avec la publication le 14 juillet d’une batterie de mesures draconiennes visant toute dissidence au sujet de la guerre. Le 8 juillet, l’élu municipal moscovite Alexeï Gorinov à été condamné à 7 ans de prison pour sa dénonciation de l’invasion de l’Ukraine, la magistrate Olessia Mendeleïva estimant, dans des termes évoquant la grande époque stalinienne, que « le redressement de l’accusé est impossible sans peine de privation de liberté ». Face à de telles menaces, il est évident que tout sondage officiel de l’opinion publique en Russie doit être interprété avec beaucoup de prudence. D’où l’intérêt de la récente publication de nouvelles données supposément obtenues par le service d’information indépendant Meduza (« Méduse »), qui affirme avoir pris connaissance des résultats d’un sondage commandé par l’administration présidentielle concernant la poursuite des opérations armées en Ukraine. Des résultats peu réconfortants pour Vladimir Poutine, car ils suggèrent que le niveau de soutien en Russie pour la guerre est loin d’être aussi élevé qu’on ne pourrait penser. Mais avant de regarder en détail ces données (qui sont passées inaperçues en France mais qui ont été largement commentées en Allemagne et en Pologne), il convient d’enquêter un peu sur Meduza et la menace que le site représente pour le gouvernement russe, qui avait déjà qualifié le service d’information d’ « agent étranger » en 2021, provoquant notamment la protestation officielle de Peter Spano, porte-parole de l’UE.
Le point de départ pour la création de Meduza fut le licenciement en 2014 de la journaliste Galina Timchenko du site très suivi lenta.ru par son propriétaire, l’oligarche et allié de Poutine Alexander Mamut, sous prétexte d’ « extrémisme », en raison des vues de Timchenko concernant la situation en Ukraine à l'époque de la révolte du Maïdan. Dans la foulée, 73 des 81 journalistes de Lenta sont partis, dont certains ont décidé de rejoindre la nouvelle équipe de Galina Timchenko basée à Riga sous le nom Meduza. La capitale lettone deviendra par la suite un lieu de refuge pour d’autres dissidents travaillant pour des journaux/sites internet tels que Novaïa Gazeta du Prix Nobel Dimitry Mouratov, ou The Insider (partenaire du groupe international d’enquêteurs Bellingcat, classifié le 15 juillet comme une « menace pour la sécurité de la Fédération Russe »). Par contre, l'espoir de Timchenko que le fait d'expatrier son opération journalistique la rendrait de facto impossible à censurer en Russie a été infondé. Le 24 février 2022, le jour même de l’invasion de l’Ukraine, le « service fédéral de supervision des communications » Roskomnadzor a reçu l’ordre de restreindre l’accès à Meduza, qui devient le cinquième service russophone d’informations interdit en Russie (à côté de la BBC, Deutsche Welle, Voice of America et Radio Free Europe, quoi qu'on puisse argumenter que leur blocage correspond à celui de RT ou Spoutnik en Occident).
Le 13 juillet, Meduza a publié les supposés résultats d’un sondage effectué en juin par le Centre Panrusse d'étude de l'opinion publique (VTsIOM). Selon Meduza, ces données, qui n’avaient pas été rendues publiques, montrent que 30% des participants voulaient que l’action militaire en Ukraine cesse dès que possible (57% pensant qu’il faudrait la poursuivre). Parmi ceux âgés d’entre 18 et 24 ans, 56% souhaitaient la fin immédiate de la guerre, tout comme 43% des 25-34 ans. Par contre, 72% des participants ayant plus de 60 ans favorisaient la continuation des opérations militaires. Le clivage entre les utilisateurs d’internet et les participants regardant plutôt la télévision était particulièrement marqué : si 47% des premiers voulaient la fin des hostilités, 68% des derniers préconisaient la poursuite des opérations. Ce qui n'est pas surprenant quand on considère les propos belliqueux qui caractérisent des émissions comme « 60 minutes » de Rossiya 1.
Globalement, ces chiffres offrent un tableau plus complexe que celui dépeint officiellement par VTsIOM, selon qui 72% des Russes soutiendraient l’opération spéciale militaire en Ukraine. Si les données citées par Meduza sont authentiques, est-ce qu'elles témoignent d'une réelle prise de conscience - même très partielle - de la part des citoyens russes, soit des pertes subies par les soldats au front, soit de leurs actions ? Quand on voit des reportages de Meduza sur le comportement des forces armées russes auprès de la population civile, il n'est pas difficile de comprendre la volonté du Kremlin de faire taire le site. Pourtant, même si Meduza n’est désormais accessible qu’aux internautes russes équipés d'une connexion encryptée VPN, le service affirme avoir gardé 75% de ses lecteurs malgré la censure. Un autre récit russe de la guerre serait-il en train de faire lentement son chemin ?
Le point de départ pour la création de Meduza fut le licenciement en 2014 de la journaliste Galina Timchenko du site très suivi lenta.ru par son propriétaire, l’oligarche et allié de Poutine Alexander Mamut, sous prétexte d’ « extrémisme », en raison des vues de Timchenko concernant la situation en Ukraine à l'époque de la révolte du Maïdan. Dans la foulée, 73 des 81 journalistes de Lenta sont partis, dont certains ont décidé de rejoindre la nouvelle équipe de Galina Timchenko basée à Riga sous le nom Meduza. La capitale lettone deviendra par la suite un lieu de refuge pour d’autres dissidents travaillant pour des journaux/sites internet tels que Novaïa Gazeta du Prix Nobel Dimitry Mouratov, ou The Insider (partenaire du groupe international d’enquêteurs Bellingcat, classifié le 15 juillet comme une « menace pour la sécurité de la Fédération Russe »). Par contre, l'espoir de Timchenko que le fait d'expatrier son opération journalistique la rendrait de facto impossible à censurer en Russie a été infondé. Le 24 février 2022, le jour même de l’invasion de l’Ukraine, le « service fédéral de supervision des communications » Roskomnadzor a reçu l’ordre de restreindre l’accès à Meduza, qui devient le cinquième service russophone d’informations interdit en Russie (à côté de la BBC, Deutsche Welle, Voice of America et Radio Free Europe, quoi qu'on puisse argumenter que leur blocage correspond à celui de RT ou Spoutnik en Occident).
Le 13 juillet, Meduza a publié les supposés résultats d’un sondage effectué en juin par le Centre Panrusse d'étude de l'opinion publique (VTsIOM). Selon Meduza, ces données, qui n’avaient pas été rendues publiques, montrent que 30% des participants voulaient que l’action militaire en Ukraine cesse dès que possible (57% pensant qu’il faudrait la poursuivre). Parmi ceux âgés d’entre 18 et 24 ans, 56% souhaitaient la fin immédiate de la guerre, tout comme 43% des 25-34 ans. Par contre, 72% des participants ayant plus de 60 ans favorisaient la continuation des opérations militaires. Le clivage entre les utilisateurs d’internet et les participants regardant plutôt la télévision était particulièrement marqué : si 47% des premiers voulaient la fin des hostilités, 68% des derniers préconisaient la poursuite des opérations. Ce qui n'est pas surprenant quand on considère les propos belliqueux qui caractérisent des émissions comme « 60 minutes » de Rossiya 1.
Globalement, ces chiffres offrent un tableau plus complexe que celui dépeint officiellement par VTsIOM, selon qui 72% des Russes soutiendraient l’opération spéciale militaire en Ukraine. Si les données citées par Meduza sont authentiques, est-ce qu'elles témoignent d'une réelle prise de conscience - même très partielle - de la part des citoyens russes, soit des pertes subies par les soldats au front, soit de leurs actions ? Quand on voit des reportages de Meduza sur le comportement des forces armées russes auprès de la population civile, il n'est pas difficile de comprendre la volonté du Kremlin de faire taire le site. Pourtant, même si Meduza n’est désormais accessible qu’aux internautes russes équipés d'une connexion encryptée VPN, le service affirme avoir gardé 75% de ses lecteurs malgré la censure. Un autre récit russe de la guerre serait-il en train de faire lentement son chemin ?
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