International
Le nouveau partage de la Pologne
Si vous dites à un Polonais qu’il vient d’un pays de l’est, il se plaira à rectifier les choses, arguant que la Pologne appartient au monde occidental, qu’il s’agit d’une terre catholique coincée entre l’Allemagne protestante et la Russie orthodoxe. De fait, l’ancrage romain, ajouté à l’alphabet latin, rapproche la Pologne des nations « civilisées ». Tout comme Nelson Mandela qui, sitôt libéré, devint la figure régnante de la nouvelle Afrique du Sud, Jean-Paul II fut, par la délégation du cœur, le vrai chef d’État de la Pologne soviétisée. Si souvent privée de territoire par les appétits voisins, l’identité polonaise s’est cristallisée dans la foi et la culture, deux champs labourés par l’Église catholique, deux aires de repos de l’âme polonaise, deux armes pacifiques capables de faire tomber toutes les oppressions, de survivre à toutes les trahisons.
Les Polonais appartiennent-ils toutefois au monde occidental ? Pas encore. Sans la culture, la foi devient inaudible ; c’est ce que nous vivons « à l’ouest », et c’est ce que les Polonais commencent à mesurer aujourd’hui. Et dans une habitude héritée de l’histoire, ils la jouent à l’ancienne, comme sur un champ de bataille, comme s’il s’agissait de se partager une nouvelle fois le pays, comme si une armée étrangère les avait envahis, alors qu’il s’agit d’une guerre de religions : LGBT vs Église catholique. Imaginez une grande croix noire barrant l’arc-en-ciel, avec écrit dessus la légende : « Ceci est une zone sans LGBT ». Voilà le type d’autocollants que l’hebdomadaire Gazeta Polska a distribués dans son édition d’aujourd’hui. Cette action fait écho à une sorte de guerre de sécession entreprise par une trentaine d'entités territoriales polonaises : ces derniers mois, villages, communes ou assemblées régionales se déclarent « libres de l'idéologie LGBT ». Ces entités dénoncent les « radicaux qui tendent vers une révolution culturelle en Pologne en attaquant la liberté de la parole, l'ingénuité des enfants, l'autorité de la famille et de l'école ». Journalistes et enseignants sont particulièrement visés.
Pourquoi une telle surchauffe ? Outre la campagne législative qui s’annonce, « il s'agit d'une réaction directe à l'adoption en février d'une déclaration d'action en faveur de la communauté LGBT (…) adoptée par la mairie de Varsovie », estime Magdalena Swider, une responsable de l'ONG Campagne contre l'homophobie (KPH). Déjà, vendredi dernier, Pawel Rabiej, adjoint au maire de la capitale, ainsi que la Plateforme civique, principal parti d’opposition, portaient plainte contre Gazeta Polska, alors que l’hebdomadaire conservateur venait de présenter sur Twitter ses autocollants anti-LGBT. La Pologne est-elle en train de vivre un nouveau partage, d’un genre nouveau, entre périphérie populiste et métropole gay friendly ? Un clivage qui s’est manifesté samedi dernier lors de la première Gay Pride organisée à Bialystok, grande ville de l'est du pays. Les manifestants y arboraient des banderoles proclamant que « l'amour n'est pas un péché ». La police s’interposa pour empêcher les violences d’une foule d’opposants musclés, décrits comme ultranationalistes, supporteurs de football (où est le rapport ?) et venant de tout le pays. En guise de surenchère, Robert Biedron, le dirigeant ouvertement gay du nouveau mouvement Printemps, annonça une manifestation « zone libre de violence » à Bialystok.
Ce conflit fait surgir une kyrielle de questions. Prenons-en trois :
1. Combien de temps le pouvoir conservateur restera-t-il un allié inconditionnel des États-Unis ? Stratégiquement et militairement, Varsovie marche dans les pas de Washington. Mais pour le reste ? Vendredi, le gouvernement polonais avait critiqué l'ambassadrice américaine Georgette Mosbacher pour s’être offusquée des autocollants de la discorde. Quant à l’édition polonaise du magazine américain Newsweek, il a distribué sa propre version des autocollants : un cœur souriant aux couleurs rouge et blanche du drapeau polonais. Le cœur, c’est forcément « l’amour » version LGBT. Faut-il indexer cet activisme à la diplomatie culturelle des États-Unis ? S'agit-il d'un outil d'influence et de pénétration ? La Pologne n’est pas le premier pays où l’ambassadeur US prend publiquement position pour le militantisme gay.
2. Les conservateurs ont-il intérêt à désigner les LGBT comme leur adversaire ? Sans doute. Après la victoire de Droit et Justice (PiS) aux européennes, le chef du parti au pouvoir Jaroslaw Kaczynski a toutes les chances de l’emporter de nouveau aux législatives prévues au plus tard en novembre. Ses mesures sociales sont appréciées. Les sondages lui sont favorables et le discours anti-LGBT mobilise son camp.
3. Et L’Église catholique dans tout ça ? Jaroslaw Kaczynski qualifie l’activisme LGBT de « menace » pour la Pologne. Mais de quoi parle-t-il ? Les chars de la Gay Pride n’ont pas de canon et ceux qui s’enlacent en se trémoussant sont aussi polonais… Que faire devant une armée festive faisant assaut d’embrassades peace and love ? Début juillet, les évêques prenaient la défense d'un salarié d'Ikea en dénonçant « l'endoctrinement LGBT » exercé par le groupe suédois. Mais dans une société concurrentielle, il n'est pas facile de reprocher à d'autres de dispenser leur doctrine, ou alors on considère que la sienne doit se voir reconnaître un monopole. Dans un monde fluide soumis à la mobilité extrême et à des formes insidieuses d'hégémonie, le clergé perd la main sur les consciences. Finalement, à l'époque soviétique, l’Église catholique menait un combat symétrique avec le régime athée. Bien malgré lui, le PC poussa le peuple d’un parti unique vers un autre. La sacristie était aussi perçue comme l’antichambre de la consommation occidentale dont les LGBT sont les enfants. On dirait que la rue polonaise, qui avait libéré la Pologne du communisme, va à présent la libérer du catholicisme. Le clergé se retrouve dans une situation défensive. Foi et culture sont en train de divorcer. Aujourd'hui, le temps joue en faveur de l’expulsion des valeurs traditionnelles. C'est le prix à payer de l'adhésion à l'UE. L’Église catholique est un refuge en temps de guerre et d'occupation. Mais en temps de paix, elle devient un obstacle au divertissement, une sorte de point dur. Percluse par les abus sexuels, l’institution est taxée d’hypocrisie. Prise à revers et dans ses retranchements moraux, elle voit son message annihilé. Ce qui est singulier, c'est que la religion de l'Amour se voit combattue au nom de l'amour lui-même, ce qui ni le nazisme ni le communisme ne postulaient. Les LGBT ont l'arme fatale. Sous l'étendard du PiS, avec la bénédiction cléricale, foi et culture sauvent encore les apparences et forment une équipe qui gagne. Mais pour combien de temps ?
Les Polonais appartiennent-ils toutefois au monde occidental ? Pas encore. Sans la culture, la foi devient inaudible ; c’est ce que nous vivons « à l’ouest », et c’est ce que les Polonais commencent à mesurer aujourd’hui. Et dans une habitude héritée de l’histoire, ils la jouent à l’ancienne, comme sur un champ de bataille, comme s’il s’agissait de se partager une nouvelle fois le pays, comme si une armée étrangère les avait envahis, alors qu’il s’agit d’une guerre de religions : LGBT vs Église catholique. Imaginez une grande croix noire barrant l’arc-en-ciel, avec écrit dessus la légende : « Ceci est une zone sans LGBT ». Voilà le type d’autocollants que l’hebdomadaire Gazeta Polska a distribués dans son édition d’aujourd’hui. Cette action fait écho à une sorte de guerre de sécession entreprise par une trentaine d'entités territoriales polonaises : ces derniers mois, villages, communes ou assemblées régionales se déclarent « libres de l'idéologie LGBT ». Ces entités dénoncent les « radicaux qui tendent vers une révolution culturelle en Pologne en attaquant la liberté de la parole, l'ingénuité des enfants, l'autorité de la famille et de l'école ». Journalistes et enseignants sont particulièrement visés.
Pourquoi une telle surchauffe ? Outre la campagne législative qui s’annonce, « il s'agit d'une réaction directe à l'adoption en février d'une déclaration d'action en faveur de la communauté LGBT (…) adoptée par la mairie de Varsovie », estime Magdalena Swider, une responsable de l'ONG Campagne contre l'homophobie (KPH). Déjà, vendredi dernier, Pawel Rabiej, adjoint au maire de la capitale, ainsi que la Plateforme civique, principal parti d’opposition, portaient plainte contre Gazeta Polska, alors que l’hebdomadaire conservateur venait de présenter sur Twitter ses autocollants anti-LGBT. La Pologne est-elle en train de vivre un nouveau partage, d’un genre nouveau, entre périphérie populiste et métropole gay friendly ? Un clivage qui s’est manifesté samedi dernier lors de la première Gay Pride organisée à Bialystok, grande ville de l'est du pays. Les manifestants y arboraient des banderoles proclamant que « l'amour n'est pas un péché ». La police s’interposa pour empêcher les violences d’une foule d’opposants musclés, décrits comme ultranationalistes, supporteurs de football (où est le rapport ?) et venant de tout le pays. En guise de surenchère, Robert Biedron, le dirigeant ouvertement gay du nouveau mouvement Printemps, annonça une manifestation « zone libre de violence » à Bialystok.
Ce conflit fait surgir une kyrielle de questions. Prenons-en trois :
1. Combien de temps le pouvoir conservateur restera-t-il un allié inconditionnel des États-Unis ? Stratégiquement et militairement, Varsovie marche dans les pas de Washington. Mais pour le reste ? Vendredi, le gouvernement polonais avait critiqué l'ambassadrice américaine Georgette Mosbacher pour s’être offusquée des autocollants de la discorde. Quant à l’édition polonaise du magazine américain Newsweek, il a distribué sa propre version des autocollants : un cœur souriant aux couleurs rouge et blanche du drapeau polonais. Le cœur, c’est forcément « l’amour » version LGBT. Faut-il indexer cet activisme à la diplomatie culturelle des États-Unis ? S'agit-il d'un outil d'influence et de pénétration ? La Pologne n’est pas le premier pays où l’ambassadeur US prend publiquement position pour le militantisme gay.
2. Les conservateurs ont-il intérêt à désigner les LGBT comme leur adversaire ? Sans doute. Après la victoire de Droit et Justice (PiS) aux européennes, le chef du parti au pouvoir Jaroslaw Kaczynski a toutes les chances de l’emporter de nouveau aux législatives prévues au plus tard en novembre. Ses mesures sociales sont appréciées. Les sondages lui sont favorables et le discours anti-LGBT mobilise son camp.
3. Et L’Église catholique dans tout ça ? Jaroslaw Kaczynski qualifie l’activisme LGBT de « menace » pour la Pologne. Mais de quoi parle-t-il ? Les chars de la Gay Pride n’ont pas de canon et ceux qui s’enlacent en se trémoussant sont aussi polonais… Que faire devant une armée festive faisant assaut d’embrassades peace and love ? Début juillet, les évêques prenaient la défense d'un salarié d'Ikea en dénonçant « l'endoctrinement LGBT » exercé par le groupe suédois. Mais dans une société concurrentielle, il n'est pas facile de reprocher à d'autres de dispenser leur doctrine, ou alors on considère que la sienne doit se voir reconnaître un monopole. Dans un monde fluide soumis à la mobilité extrême et à des formes insidieuses d'hégémonie, le clergé perd la main sur les consciences. Finalement, à l'époque soviétique, l’Église catholique menait un combat symétrique avec le régime athée. Bien malgré lui, le PC poussa le peuple d’un parti unique vers un autre. La sacristie était aussi perçue comme l’antichambre de la consommation occidentale dont les LGBT sont les enfants. On dirait que la rue polonaise, qui avait libéré la Pologne du communisme, va à présent la libérer du catholicisme. Le clergé se retrouve dans une situation défensive. Foi et culture sont en train de divorcer. Aujourd'hui, le temps joue en faveur de l’expulsion des valeurs traditionnelles. C'est le prix à payer de l'adhésion à l'UE. L’Église catholique est un refuge en temps de guerre et d'occupation. Mais en temps de paix, elle devient un obstacle au divertissement, une sorte de point dur. Percluse par les abus sexuels, l’institution est taxée d’hypocrisie. Prise à revers et dans ses retranchements moraux, elle voit son message annihilé. Ce qui est singulier, c'est que la religion de l'Amour se voit combattue au nom de l'amour lui-même, ce qui ni le nazisme ni le communisme ne postulaient. Les LGBT ont l'arme fatale. Sous l'étendard du PiS, avec la bénédiction cléricale, foi et culture sauvent encore les apparences et forment une équipe qui gagne. Mais pour combien de temps ?