Et l'homme entra dans l'ère atomique
La sortie récente du film Oppenheimer a suscité un regain d'intérêt (justifié) pour l'histoire de la maîtrise de l'énergie atomique. Mais revenons un instant aux origines de cet événement fondateur.
Le 2 décembre 1942 à 15h20, sous les gradins du stade de foot désaffecté de l'Université de Chicago, en lieu et place des terrains de squash, se joue la plus grande révolution scientifico-politico-industrielle du XXème siècle. L'équipe de football américain de Chicago n'ayant eu que des déconvenues ces 3 dernières saisons, le recteur de l'Université a autorisé le département de physique à utiliser les infrastructures sportives pour que ses chercheurs y mènent une expérience « fondamentale pour la sécurité nationale » lui a-t-on dit. Il n'en sait pas plus. Ils sont à peine une cinquantaine autour d'Enrico Fermi, prix Nobel de physique 1938. Ce dernier a fui l'Italie au lendemain de la cérémonie de Stockholm avec sa femme (juive) Laura, au grand dam de Mussolini qui en avait fait le fer de lance du renouveau de la science italienne. Il dirige à présent le projet « CP-1 » pour « Chicago-Pile 1 ».
Accoudé au balcon, Fermi contemple cet étrange construction qu'il a mise au point avec ses collègues, briques après briques, dans le froid glacial de l'hiver. Vue d'en haut, il parait bien étrange cet œuf géant de 6 mètres sur 8 ; 40 tonnes d'Uranium, 385 tonnes de graphite, empilées alternativement sous formes de cylindres et de briques. Un cylindre de réactif, une brique de modérateur, un cylindre de réactif, une brique de modérateur… et en son centre, une immense barre de cadmium, élément connu pour être un super modérateur, un super absorbeur de neutrons. C'est là que réside le secret de la première pile nucléaire de l'histoire : savoir ralentir suffisamment les neutrons afin qu'ils aient le temps de réagir sur les noyaux d'Uranium et d'initier une réaction en chaîne. C'est d'ailleurs pour cette découverte que Fermi a obtenu le prix Nobel.
Mais comment fonctionne une pile nucléaire ? Voici la recette. L'ingrédient de base est un réactif nucléaire. L'Uranium-235 ou le plutonium-239 en sont de bons exemples. Vous ne les trouverez pas au marché du coin, ils sont très rares sur terre. L'Uranium existe sous une forme naturelle dite « 238 » parce qu'il est constitué de 92 protons et 146 neutrons (92+146=238). Celui-ci n'est pas très radioactif. Par contre, son cousin, l'Uranium-235, constitué de 92 protons et 143 neutron l'est énormément. Mais seulement 0.7 % de l'Uranium naturel est de type 235. Il vous faut donc purifier votre Uranium naturel en éliminant les 99,3 % d'Uranium-238 par un mécanisme appelé enrichissement. Cette technique étant « fondamentale pour la sûreté nationale », j'éviterai d'entrer dans les détails.
Dans un deuxième temps, vous avez besoin de modérateurs, comme de l'eau lourde, ou des barres de graphite. Ceux-ci servent à ralentir les neutrons lors de la désintégration de l'Uranium-235, augmentant ainsi l'efficacité de la réaction en chaîne. En effet, chaque noyau d'Uranium émet lors de sa désintégration à peu près 2 neutrons. Ceux-ci à leur tour, heurtent 2 noyaux d'Uranium-235 et provoquent leur fission, ce qui produit 2 +2 neutrons, qui eux-mêmes…. 2, 4, 16, 256… finiront par faire exploser votre bol d'Uranium sous la forme d'un beau champignon. Mais encore faut-il que les neutrons aient le temps de toucher leur cible, et plus longtemps ils restent dans votre bol, plus grande est la probabilité de rencontre. Les modérateurs sont justement là pour ralentir les neutrons et augmenter l'efficacité de la réaction en chaîne. Les physiciens appellent k le facteur de multiplication. Si k est plus grand que 1, la réaction en chaîne est initiée (2, 4, 16, 256…), et c'est le moment de chausser vos lunettes anti-radiation.
C'est ce facteur k que Fermi observe sur son moniteur, dans un mélange d'appréhension et d'excitation. Il ordonne de lever de 15 centimètres la barre de cadmium qui absorbe la totalité des neutrons, k=0.6. Jusqu'à présent, aucune de ses piles n'a pu être auto-entretenue, 30 centimètres, k=0.8. Il sent derrière lui tout le poids d'une nation, plongée dans une guerre où la notion de complexe militaro-industriel prend tout son sens, 45 centimètres, k=0.9. Il n'est pas stupide, et comprend parfaitement à quoi mènera sa création s'il arrive à initier une réaction en chaîne, k=0.95. La visite récente de Robert Oppenheimer n'avait rien d'innocent, ce que cherche « oppie » et son protecteur Groves c'est une réaction non contrôlée k=0.99. Fermi le sait très bien, et si k dépasse 1.04, ce n'est pas le stade de foot, mais l'ensemble de la ville de Chicago qui sera désaffectée, k=1. Il est 15h25. Fermi reste stoïque. Pour la première fois de l'histoire, l'Homme a généré de l'énergie nucléaire auto-entretenue, k=1.0006. S'il le voulait, il pourrait laisser s'emballer la réaction, raser la ville. Il suffirait de lever encore un peu plus la barre de cadmium. STOP ! Sous les ordres de Fermi, la barre replonge dans l'œuf. La réaction est brutalement interrompue. k retombe à zéro. Fermi comprend alors que l'humanité vient de rentrer dans une ère nouvelle, et qu'il en porte la responsabilité première.