L'étrange aller-retour de Carles Puigdemont, « l'éternel fugitif » catalan, le 8 août dernier à Barcelone
Sept ans après sa tentative ratée de proclamer l'indépendance de la Catalogne suite à un référendum jugé illégal par Madrid, qui a plongé l'Espagne dans une grave crise constitutionnelle, Carles Puigdemont est de retour. Au moins pour un jour : exilé depuis 2017 en Belgique pour échapper à la justice espagnole, l'ex-leader catalan a défrayé la chronique en apparaissant le 8 août à Barcelone, remplissant une promesse jugée irréalisable par certains. Malgré un impressionnant dispositif de sécurité censé appliquer le mandat d'arrêt toujours en vigueur contre lui, Puigdemont a pu prononcer un bref discours devant quelque 3000 personnes à l'Arc de Triomphe barcelonais, sans intervention de la police régionale. Ensuite, contre toute attente, le « grand Houdini » ibérique a disparu en voiture et a regagné son domicile belge à Waterloo en traversant la frontière française sans être troublé, en dépit d'une grande « opération cage » organisée à Barcelone pour l'attraper. Cette épisode bizarre a laissé beaucoup perplexes : le porte-parole du syndicat de la police régionale (Mossos d'Esquadra) a dit qu'il était impossible d'arrêter Puigdemont au moment de son discours sans causer un incident public majeur, mais on soupçonne trois officiers des Mossos de l'avoir aidé à fuir, tout comme il avait fui dans le coffre d'une voiture en 2017. De leur côté, l'opposition conservatrice nationale du Parti Populaire d'Alberto Núñez Feijóo et son allié Vox ont vécu l'action de Puigdemont comme une « humiliation insupportable ». Pour eux, ce sont le Ministère de l'intérieur et le premier ministre socialiste Pedro Sanchez qui lui ont permis de se moquer ouvertement de la justice espagnole. Un laxisme qu'ils estiment motivé par un calcul politique.
Il faut dire que les relations entre les séparatistes catalans et le gouvernement à Madrid restent complexes et ambiguës. En 2019, la Cour suprême a condamné des leaders indépendantistes, dont le vice-président régional Oriol Junqueras, à des peines allant de 9 à 13 ans pour sédition et détournement de fonds publics. Ils ont pourtant été graciés en 2021 par le gouvernement de Sanchez, qui a estimé qu'il fallait dialoguer avec le mouvement pro-indépendance. Ces pardons ont été suivis en novembre 2023 par la décision de Sanchez d'accorder une amnistie plus large, couvrant la période depuis 2012, donnant de l'espoir à Puigdemont, dont l'immunité en tant qu'eurodéputé avait été levée en juillet 2023 par le Tribunal de l'UE. Cette amnistie a par contre été attaquée par l'opposition comme une manœuvre cynique de la part de Sanchez. Ils l'ont vue comme la contrepartie directe pour le soutien de 7 députés du parti Junts de Puigdemont et 7 des séparatistes de gauche (ERC), dont les socialistes avaient besoin pour rester au pouvoir suite à des élections non conclusives en juillet 2023.
La loi d'amnistie a été promulguée le 11 juin 2024, mais trois semaines plus tard, la situation s'est compliquée pour Puigdemont à cause de la décision de la Cour suprême de maintenir l'accusation de détournement de fonds à son encontre. Une décision également controversée, basée sur l'idée - discutable pour certains - que Puigdemont, en utilisant des fonds publics et européens pour organiser le référendum de 2017, aurait nui aux intérêts économiques de l'Espagne et de l'UE. Dans une tribune invitée pour l'édition européenne de Politico écrite suite à son retour en Belgique, Puigdemont a fustigé la Cour suprême espagnole, l'accusant d'un « coup hybride » contre le gouvernement en refusant d'appliquer l'amnistie.
Puigdemont a fait sa réapparition à Barcelone le 8 août, le jour de l'investiture du socialiste Salvador Ilia en tant que président régional. Allié proche de Sanchez, Ilia a battu Junts aux éléctions catalanes en mai 2024 : désormais, pour la première fois depuis 2010, le gouvernement de la Catalogne ne vise plus l'indépendance. Il semble donc clair que Puigdemont n'a plus le vent en poupe : selon le spécialiste de l'histoire catalane Andrew Dowling, de l'Université de Cardiff, son retour en 2019 à l'heure des condamnations contre les séparatistes aurait pu provoquer un séisme politique en Espagne, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Un peu comme en Ecosse, où les nationalistes viennent de perdre beaucoup de sièges lors des élections britanniques, l'heure ne semble plus être au séparatisme à Barcelone. Dans un article pour The Guardian, Maria Ramirez a assez curieusement qualifié Puigdemont de « version espagnole de Donald Trump », un mauvais perdant dont les frasques sur scène pourraient mener à la montée de tendances extrémistes en Catalogne et ailleurs, mais ce point de vue semble exagéré. D'autres estiment que c'est Pedro Sanchez qui émerge comme maître de la situation : ayant désormais un partenaire fiable au pouvoir à Barcelone, Sanchez n'aurait eu aucun intérêt à faire remonter la popularité de Puigdemont en le transformant en martyr politique. Plutôt que de l'arrêter en suivant l'avis de la Cour suprême, le premier ministre l'aurait tout simplement ignoré en le laissant faire son coup de théâtre médiatique, certes spectaculaire, mais sans grand danger pour l'avenir de l'Espagne.