Et si l'Arche de Noë était une pirogue ?
Spiritualité

Et si l'Arche de Noë était une pirogue ?

Par Louis Daufresne. Synthèse n°788, Publiée le 23/10/2019
On est quelque part entre le Da Vinci Code et L’Oreille cassée : à Rome, on vole des statuettes indigènes pour les jeter dans le Tibre. Bigre ! La vidéo tourne sur les réseaux sociaux. On aperçoit deux hommes entrer dans l’église Santa Maria in Traspontina, non loin du Vatican. Ils s’y emparent de cinq exemplaires d’une figurine en bois, les emportent sur le pont Saint-Ange, les posent sur le parapet avant de les « offrir » aux eaux du fleuve. Offrir ? Le geste n’a rien d’un rituel de peuple autochtone, bien qu’il se produise en marge du Synode sur l’Amazonie. Néanmoins, il s’agit apparemment d’exorciser quelque chose, comme si ces objets étaient porteurs de quelque maléfice. À moins que ce ne soient les rondeurs prononcées de cette femme nue, enceinte et à genoux qui émoustillent les auteurs de cette mise en scène. Des catholiques « ultra » sont soupçonnés d’avoir fait le coup pour, selon certains sites droitiers sympathisants, « mettre fin au scandale de la présence d’idoles et du culte qui leur a été rendu car même si les statuettes représentaient, fort laidement et de manière scandaleuse, la Vierge Marie, celle-ci n’est pas Dieu et un catholique ne se prosterne pas devant elle ». Dans sa mise au point, le Vatican affirme que « ces statues représentent la fertilité, la Terre-mère (connue sous le nom de Pachamama) ». Il s’agit simplement d’ « une indigène qui porte la vie », « ni païen, ni sacré », selon Paolo Ruffini, préfet du Dicastère de la Communication, qui déplore une « attitude contraire au dialogue ».

Au-delà de son caractère anecdotique, cette histoire revêt une réalité plus profonde : être baptisé ne dit pas que l’on partage une communauté de destin universelle. On le savait déjà : l’Europe, malgré ses « valeurs chrétiennes », fracassait régulièrement ses peuples les uns contre les autres. Et c’est justement parce que la rivalité les stimulait que ce bout de continent féconda le monde de ses découvertes et de ses conquêtes. Aujourd’hui, alors que le catholicisme européen recule, le pape François sollicite les apports de la périphérie, et leur donne même une centralité qui décontenance, agace ou inquiète les tenants de la suprématie romaine. On découvre qu’à l’échelle du monde, cette religion est traversée par des univers de sens et qu’il s’agit de trouver avec eux, comme en mathématiques, l’intersection entre les ensembles, un langage commun. Si nous partageons la même Terre, nous n’habitons pas la même planète. Les media ont beau être surpuissants, les croyances s’enchâssent toujours dans les cultures propres qui nous rendent étrangers les uns aux autres.

L’Église catholique a ceci de particulier qu’elle est la seule institution à ensemencer tous les terreaux culturels. « L'Évangile est comme un semis qui tombe dans la terre qu'il trouve », affirme le pape jésuite. Mais le semeur ne vient pas de nulle part. Si Jérusalem est une vigne symbolique, le vigneron est romain. La tête de réseau est mitrée à l’occidentale. Pour combien de temps ? Le pape François exercerait-il une forme de droit de retrait spirituel, afin de sanctionner les pays riches du nord pour leur absence de vitalité et leur extinction du désir de Dieu ? « L’Europe a perdu le pape », entendait-on le jour de son élection. Certains sont catastrophés à l’idée que l’institution qui les structure depuis si longtemps les relègue symboliquement en bout de table et fasse monter au milieu des convives des peuples vivant à moitié nus. Que signifie ce vol de statuettes ? C’est probablement un cas d’insécurité culturelle, pour parler comme le politologue Laurent Bouvet. Comme un enfant qui casse un jouet pour dire à sa mère : ne m’abandonnez pas !

Avec le Synode sur l’Amazonie se dessine en effet les contours d’un nouveau paradigme dont l’écologie est le pivot, le point de jonction entre les mondes profane et sacré, entre le Nord et le Sud. Le pape François opère une forme de révolution copernicienne. Si pendant la guerre froide, nous étions tous berlinois, le Pacte des Catacombes pour la Maison Commune (signé dimanche dernier) fait de nous des Amazoniens. Il importe peu que ce texte, revival du Pacte de novembre 1965, soit l’émanation d’une minorité progressiste ; sa tonalité est celle du pontificat actuel. La pirogue devient l’Arche de Noë. Partout, l’écologie se mue en religion civile. L’Église catholique préfère s’embarquer plutôt que de rester à quai. Ce verdissage se voit même dans les manifestations anti-PMA. Certains pourraient suspecter les catholiques de vouloir habilement garder la main sur le gouvernail des idées et des enjeux. Une institution ne se déjuge jamais. Benoît XVI voulait sortir des tourments post-Vatican II par « l’herméneutique de la continuité ». Ce concept peu audible visait à résorber la fracture avec la frange traditionaliste, afin de sortir par le haut. Le Pacte des Catacombes suit la logique inverse : la référence à la Tradition laisse la place au retour à l’origine, à tous les sens du terme : virginité naturelle de l’Amazonie, virginité évangélique à travers l’option préférentielle pour les pauvres, virginité politique dans le refus de la colonisation européenne, virginité économique avec le sursaut anticonsumériste. Ce manifeste des catacombes veut faire naître « une Église au visage amazonien, pauvre et servante, prophétique et samaritaine ». Pourquoi pas ? Il y a de belles pages à écrire sur cette feuille de route. L'une des suggestions du synode est de formaliser « un rite amazonien » mettant en valeur la richesse spirituelle et liturgique de ces peuples. Jusqu’où ira cette entreprise ? Nul ne le sait. Chamboulera-t-elle tout l’édifice, comme le clament les conservateurs ? C’est trop tôt pour le dire (le synode s’achève dimanche prochain). Alors que même le Chili s’embrase, ce pacte ravive les illusions perdues des années 60 et les espoirs trop souvent avortés du continent latino-américain.

Et la statuette alors ? Il est amusant de constater qu’à l’ère de la dématérialisation à tout crin, un objet en bois puisse être encore un signe de contradiction. Pachamama et son ventre arrondi incarnent la fertilité, ne l’oublions pas. Voilà un mot qui en Occident mériterait pas mal d’invocations et autres rogations. À une énième marche pour la vie, peut-être.
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Idoles païennes jetées dans le Tibre
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