Erdogan, Atatürk et le « Siècle de la Turquie »
Le 29 octobre 2023 a vu le centenaire de la République turque fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk (« Père des turcs »). En lien avec l'événement, plusieurs comparaisons ont été faites entre Atatürk et le président actuel Recep Tayyip Erdogan, qui s'est fait par ailleurs remarquer ces derniers jours par ses propos anti-occidentaux suite à la guerre entre Israël et le Hamas. La veille du centenaire, lors d'un discours choc pendant un grand rassemblement pro-palestinien à Istanbul, il a traité Israël d'occupant et de « criminel de guerre ». Quelques semaines avant l'attaque du Hamas le 7 octobre, les relations entre Ankara et Jérusalem semblaient pourtant s'améliorer, Erdogan ayant notamment rencontré Benjamin Netanyahou à l'ONU ; même après le 7 octobre, la Turquie s'était positionnée comme médiateur éventuel dans le conflit. Mais avec ses dernières remarques, il semblerait pourtant qu'Erdogan a choisi définitivement son camp : beaucoup d'analystes ont interprété son discours comme la confirmation de son désir de jouer le rôle du sauveur du monde musulman. En ceci, il semble rompre radicalement avec Atatürk, agnostique, admirateur de la Révolution française, qui avait qualifié l'Islam de « théologie absurde d'un bédouin immoral ». Pourtant, des historiens comme Jean-François Colosimo estiment qu'opposer Erdogan à Atatürk serait trop simpliste : s'ils divergent à maints égards, les deux partagent une vision nationaliste, ethnocentrique et autoritaire présente dès la fondation de l'état turc.
Mustafa Kemal Atatürk a certes opéré une transformation spectaculaire en Turquie en 15 ans, de 1923 et sa mort en 1938. Né en 1881 à Salonique en Grèce actuelle, proche des « Jeunes turcs », il est convaincu qu'il fallait moderniser un Empire ottoman en pleine décadence ; cette conviction se renforce suite à la défaite des Ottomans lors de la Première Guerre Mondiale et le démembrement humiliant de l'Empire signé à Sèvres en 1920. Après ses victoires militaires lors de la Guerre d'Indépendance, Kemal obtient des modifications substantielles des exigences de Sèvres lors du Traité de Lausanne en 1923 et devient président. Déterminé à couper avec le passé, sa campagne de modernisation est radicale. Après l'abolition du sultanat, le califat (son pendant religieux) disparaît en 1924 ; on adopte l'alphabet latin et le calendrier grégorien ainsi que le code civil suisse, des chapeaux occidentaux remplacent le fez traditionnel et les femmes obtiennent le droit de voter dans une république laïque où l'Islam passe sous contrôle d'état. Son haut lieu le plus prestigieux, la mosquée érigée à la place de l'ancienne Basilique Saint-Sophie à Istanbul, est transformée en musée en 1935.
Le geste d'Erdogan transformant ce musée à nouveau en mosquée en 2020 a bien évidemment été d'une grande portée symbolique. La réislamisation de la vie publique turque est un élément central du programme de l'AKP, le parti qu'il a fondé, dont les musulmans conservateurs constituent la base électorale. A l'étranger, Erdogan soutient les Frères musulmans dans la foulée du Printemps arabe en 2010-2012 dans l'espoir de faire émerger la Turquie comme un leader dans la région : on parle souvent de sa volonté de devenir une sorte de nouveau Sultan et de restaurer la gloire impériale des Ottomans dans le contexte d'un islam politique renouvelé. A la place de la vision pro-occidentale d'Atatürk, Erdogan se tourne plutôt vers l'Orient : son « panturquisme » affiché l'a par exemple amené à s'allier étroitement avec le président azerbaïdjanais Aliev, qu'il a félicité pour sa victoire contre les arméniens du Haut-Karabakh.
Erdogan reproduit cependant certains aspects de la politique du « Père des turcs », dont son nationalisme et ses tendances autoritaires, ainsi que son goût du luxe. Comme le souligne le récent documentaire d'ARTE Turquie, nation impossible, les réformes d'Atatürk furent imposées par la force dans le cadre d'un régime à parti unique, l'unité nationale de la Turquie étant rendue possible par la disparition de sa population non-musulmane (de 25-30 % en 1914 sur le territoire de la Turquie actuelle, elle tombe à 2 % en 1924). Sans accuser Mustafa Kemal d'avoir été responsable pour le génocide arménien de 1915, les historiens non-turcs s'accordent pour dire que les troupes kémalistes provoquèrent le terrible incendie de la ville cosmopolite de Smyrne en 1922 où périrent des dizaines de milliers de ses habitants grecs et arméniens. L'occidentalisation subséquente de la Turquie sous son père fondateur ne devrait pas masquer la violence originelle de l'état où Atatürk ne toléra aucune diversité par rapport à sa vision monolithique de la société. Erdogan semble reprendre ce modèle : en témoignent ses actions contre les Kurdes, mais aussi l'opposition qu'il rencontre de la part des 10-20 millions de musulmans alévis (considérés comme hérétiques par les sunnites). Le nouveau « Siècle de la Turquie » promis par Erdogan ne sera donc certainement pas plus pluraliste que celui initié par Atatürk.