L'entretien de Vladimir Poutine par Tucker Carlson : réactions en Russie et à l'étranger
Apothéose du journalisme indépendant pour certains, trahison des valeurs occidentales pour d'autres, le voyage de Tucker Carlson en Russie et son interview avec Vladimir Poutine le 8 février ont été un phénomène médiatique. Dans cet entretien de 2 heures, vu par 199 millions de personnes sur X/Twitter, le président russe a essayé de justifier l'invasion de l'Ukraine et a appelé les États-Unis à cesser de soutenir Kiev. Mais comment a-t-il été reçu en Russie et à l'étranger ?
Attendu par les cercles pro-Kremlin comme un « événement historique », « bombe informationnelle d'une puissance monstrueuse. Et un coup terrible porté aux positions des démocrates américains », l'entretien semble avoir été accueilli en demi-teintes en Russie. Margarita Simonyan, directrice de la chaîne d'état RT en a fait un éloge spectaculaire, disant avoir pleuré en regardant l'interview qui ferait date dans l'histoire du journalisme. Elle s'est dite convaincue que les avis de beaucoup d'Américains sur la Russie changeraient suite à la découverte humiliante d'un Président russe doté d'une érudition inconnue dans leurs propre pays ignares. Selon des sources proches de l'administration, citées par Meduza, certains commentateurs russes s'attendaient en revanche à plus de combativité de la part de Poutine, surpris qu'il n'ait pas saisi l'opportunité de se présenter aux supporters républicains de Carlson en tant que grand défenseur des valeurs conservatrices. Si son message à l'Amérique était clair : « vous avez mieux à faire que de vous mêler au conflit en Ukraine », le ton généralement décontracté, voire « pro-occidental » de l'entretien a laissé certains analystes russes perplexes. Tout comme le long exposé par Poutine de sa vision de l'histoire à partir du IXe siècle, jugé sans grande utilité pour les spectateurs russes et incompréhensible en Occident.
À l'étranger, l'entretien a au contraire suscité des réactions très vives. Le Ministère des affaires étrangères polonais a publié une réfutation officielle de dix « mensonges » de Poutine, dont l'idée que la Pologne aurait « forcé » Hitler à l'attaquer en septembre 1939. Le discours de Poutine a été également fortement critiqué à Londres où le premier ministre Rishi Sunak a traité de « clairement ridicule » son analyse des raisons de la guerre en Ukraine. Son prédécesseur Boris Johnson a d'ailleurs nié furieusement l'accusation de Poutine sur son sabotage des négociations de paix entre l'Ukraine et la Russie lors d'une visite à Kiev en avril 2022. C'est David Arakhamia, négociateur ukrainien lors des pourparlers d'Istanbul (premières semaines de la guerre), qui l'avait révélé en novembre 2023. Selon lui, les Russes avaient en effet proposé la paix contre la neutralité de l'Ukraine et l'abandon de son projet de rejoindre l'OTAN mais Boris Johnson avait encouragé Kiev à ne rien signer et à continuer à se battre. Arakhamia avait néanmoins précisé que les Ukrainiens n'avaient pas confiance en la sincérité de l'offre du Kremlin et ce, déjà bien avant la visite de Johnson. Contrairement à la version russe des événements, les propos du premier ministre britannique n'auraient pas été un ordre à l'Ukraine mais un simple conseil.
L'entretien a aussi provoqué une levée de bouclier dans le milieu des opposants russes en exil. Certains ont noté l'ironie de l'argument de Carlson, qui affirme avoir agi au nom de la liberté journalistique, quand les médias indépendants russes ont été contraints de s'expatrier et que des journalistes d'opposition tels que Vladimir Kara-Murza se trouvent en prison pour « trahison », comme l'a souligné sa femme Evgenia. Le célèbre ex-detenu Mikhaïl Khodorkovski, incarcéré par Poutine pendant une décennie, a contré sur X/Twitter 12 points - « 12 Lies in 12 Tweets » - du discours du président russe, dont des erreurs factuelles. Par exemple, l'affirmation que le père de Volodymyr Zelensky, né en 1947, aurait combattu dans l'Armée Rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. L'appel de Poutine aux États-Unis pour négocier la « capitulation » de l'Ukraine a été vu par l'ex-premier ministre russe (2000-2004) Mikhail Kasyanov (qualifié d' « agent étranger » par la Russie en novembre 2023) comme une indication de sa nostalgie pour un système hégémonique où les grandes puissances dicteraient à elles seules l'issue de tous les conflits mondiaux. Comme Kasyanov et Khodorkovski, l'ex-champion d'échecs et activiste Garry Kasparov a souligné que les propos de Poutine étaient avant tout destinés aux auditeurs républicains afin de miner l'aide militaire américaine à l'Ukraine, invitant Tucker Carlson à en débattre en public. Il a également averti les démocrates. Ils doivent « trouver quelqu'un de plus fort et plus stable que le Président Biden pour combattre Trump. La démocratie est en jeu et je ne crois pas que Biden soit à la hauteur. […] Poutine comprend qu'il ne peut gagner cette guerre que si l'Amérique s'en va, et Trump est son meilleur espoir. […] Préparez-vous à la tempête. »