Crise en Nouvelle-Calédonie : maladresse gouvernementale et ingérence étrangère
L'état d'urgence vient d'être levé en Nouvelle-Calédonie, revenue à un calme relatif après ses pires violences depuis les années 1980, qui ont battu en brèche la paix sociale garantie par les accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998). Ce deuxième accord était censé donner lieu, sur une période de 20 ans, à un « partage de souveraineté » entre la France et la population locale, avec comme objectif la « pleine souveraineté » et un « destin commun » des différentes communautés (Kanaks, Européens et autres). La crise actuelle a été déclenchée par le vote à l'Assemblée nationale en faveur d'un projet de loi autorisant le « dégel » du corps électoral fixé par Jacques Chirac en 2007. Ce projet permettrait la participation aux élections régionales des citoyens français vivant au « Caillou » depuis au moins 10 ans.
Des chercheurs spécialisés soulignent qu'il faudrait comprendre l'histoire de la Nouvelle-Calédonie pour savoir pourquoi cette mesure législative technique a provoqué une grande colère chez les indépendantistes kanaks. Prise par la France en 1853, la Calédonie était, avec l'Algérie, la seule colonie française de peuplement. La communauté kanak reste donc très sensible par rapport à tout ce qui pourrait mener à l'élimination de sa voix politique au sein de la société calédonienne, évoquant le spectre d'une « recolonisation ». Les Kanaks représentaient 41,2 % de la population en 2019 contre 24,1 % d'Européens (39,1 % contre 27,2 % respectivement en 2014), mais les indépendantistes craignent que le projet de loi actuel n'augmente l'influence des Français métropolitains dans les institutions du territoire.
L'accord de Nouméa avait prévu jusqu'à trois consultations sur l'auto-détermination de la Nouvelle-Calédonie, qui ont eu lieu en 2018, 2020 et 2021. Les loyalistes affirment que ces trois referendums ont abouti au rejet de l'indépendance, mais les Kanaks considèrent le dernier comme illégitime. Particulièrement touchés par le Covid-19, ils avaient demandé le report du scrutin à cause de la difficulté de faire campagne – une demande rejetée par Paris, menant au refus kanak de voter face à ce qui a été perçu comme un passage en force.
Les critiques du gouvernement visent avant tout la maladresse de Paris depuis 2021. Il ne s'agit pas seulement de leaders kanaks mais aussi de beaucoup d'observateurs externes, dont les anciens premier ministres Lionel Jospin, Manuel Valls et Edouard Philippe. Le gouvernement actuel est accusé d'être sorti de son rôle d'impartialité en insistant sur la réforme électorale (motivée par un souci réel d'égalité des droits démocratiques des habitants du territoire) dans un délai très bref, tout en nommant comme rapporteur du projet de loi le loyaliste affirmé Nicolas Metzdorf. On critique également le fait d'avoir confié le dossier calédonien au ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin plutôt qu'à Matignon (traditionnellement chargé de la question), donnant l'impression de vouloir le réduire à une affaire purement interne et sécuritaire. Surpris par les émeutes, le gouvernement n'a pas tenu compte des signes avant-coureurs, dont de grandes manifestations pour et contre le dégel électoral le 13 avril. Elles avaient pourtant mobilisé autour de 40 000 personnes, soit presque 15 % d'une population calédonienne de 270 000.
Une question particulière concerne l'ingérence de puissances étrangères en Nouvelle-Calédonie. Les affirmations de Darmanin concernant un "deal" entre les indépendantistes et l'Azerbaïdjan sont surprenants mais reposent sur des faits réels. Le 18 avril, l'indépendantiste calédonienne Omaryra Naisseline a paraphé un mémorandum de coopération avec le parlement azéri ; l'Azerbaïdjan aurait également répandu de la désinformation contre les « assassins » français en utilisant de faux comptes X/Twitter. Afin de punir la France pour son soutien à son voisin l'Arménie, l'Azerbaïdjan essaie depuis quelques mois de déstabiliser les territoires français d'outre-mer au nom de l'anti-colonialisme. Cette tactique est comparable à celle de l'URSS en soutenant le « mouvement non-aligné » dans les ex-colonies européennes à l'époque de la guerre froide. Elle est aussi employée par Moscou actuellement par rapport à l'île de Mayotte, que le Kremlin voudrait voir transférée aux îles Comores.
Ces activités de « guerre hybride » méritent certes des investigations sérieuses, mais ce serait une exagération de dire que c'est l'Azerbaïdjan qui a déclenché les émeutes à Nouméa. Presque tous les analystes estiment que la gravité des problèmes de la Nouvelle-Calédonie (politiques, sociales et économiques) exige des discussions substantielles entre les responsables de toutes les communautés si l'on veut éviter de nouvelles flambées de violence. Surtout chez une jeunesse kanak urbaine qui a échappé à tout contrôle ces dernières semaines. À son arrivée en Nouvelle-Calédonie, Emmanuel Macron a également plaidé en faveur d'un « apaisement constructif » en promettant de s'abstenir de mesures électorales précipitées. Pour beaucoup, par contre, ses paroles restent peu convaincantes, un discours de « pompier pyromane » par rapport à un dossier que son propre gouvernement a contribué à enflammer.