La Chine est en train de gagner la bataille en Mer Rouge
Malgré les frappes déclenchées depuis des navires de guerre américains et britanniques, les Houthis poursuivent leur harcèlement contre les cargos passant en Mer Rouge.Les transporteurs maritimes majeurs ont été forcés de contourner cette zone stratégique menant au canal de Suez avec des conséquences lourdes pour le commerce mondial (voir LSDJ 2098). Mais les tensions économiques ne sauraient masquer l'autre facette de cette crise : un basculement géopolitique entre les États-Unis et la Chine à des milliers de kilomètres de leurs côtes respectives (voir l'article en lien d'UnHerd).
Les enjeux économiques sont pourtant très lourds pour la Chine. Première puissance commerçante du monde, elle est le premier fournisseur de l'Europe et 60 % (en valeur) de ces échanges transitent par la Mer Rouge. Or, le détour par le cap de Bonne-Espérance ajoute 2 semaines de voyage et augmente les charges. Le 25 janvier dernier, transporter un conteneur de 40 pieds de Shanghai à Gênes coûtait en moyenne 6 365 dollars – soit 464 % de plus qu'en novembre ! Les prix des assureurs sont aussi montés en flèche… Les sociétés chinoises ont investi des milliards de dollars dans les infrastructures de la région. COSCO, le géant chinois du transport maritime a par exemple acquis 20 % du terminal portuaire d'East Port Said bordant le canal de Suez. Alors que Pékin est sous pression pour faire repartir la croissance économique chinoise, cette crise est a priori une mauvaise nouvelle. C'est d'ailleurs la perception de Washington qui pousse la Chine à s'impliquer davantage pour convaincre l'Iran de cesser le feu…
Ces efforts diplomatiques n'ont pas porté leurs fruits – malgré les enjeux pour Pékin. Le gouvernement chinois s'est contenté de plaider auprès de « toutes les parties » pour que la navigation en Mer Rouge reste sûre tout en accusant Washington de jeter de « l'huile sur le feu » au Moyen-Orient. Et les attaques de drones des Houthis continuent… Le Parti Communiste Chinois (PCC) est pointé du doigt par des membres du Congrès américain pour son inaction. Voilà qui témoigne d'un basculement géopolitique : les Américains ont endossé le rôle de protecteur mondial des échanges commerciaux depuis le début du XIXe siècle. La U.S. Navy a joué cette partition dès 1801 contre les pirates barbaresques au large des côtes tripolitaines en Méditerranée. Selon le Président d'alors, Thomas Jefferson, la nation américaine devait prendre tous les moyens pour protéger ses routes commerciales en lieu et place de son ancien colonisateur britannique. Cette stratégie a motivé la plupart des interventions armées de l'oncle Sam depuis…
Réclamer l'intervention de la Chine démontre le déclin de la première puissance mondiale. La Marine américaine, certes très puissante, souffre d'un manque d'effectifs et se trouve éparpillée partout dans le monde. La tentative de créer une coalition occidentale ( « Operation Prosperity Guardian ») en Mer Rouge a été un échec après les rejets français, italien et espagnol d'un commandement américain. Les pays de la région ont aussi décliné l'invitation – à l'exception de Bahreïn. Chaque marine cherche à protéger ses propres bateaux… Les Chinois se sentent forts dans cette crise. Si le géant COSCO a abandonné la Mer Rouge, de multiples opérateurs plus petits se sont engouffrés dans la brèche – avec le lancement d'un service « Red Sea Express » liant Djeddah (Arabie Saoudite) aux ports chinois. Ils savent surtout que les Houthis ont l'ordre de ne pas s'attaquer aux navires arborant le pavillon chinois. Les cargos chinois annoncent leur arrivée et font savoir - sur les données satellitaires - qu'ils ont à leur bord des matelots chinois : plus de 30 par jour à la fin janvier ont fait cette annonce contre 2 en moyenne auparavant… Les couleurs de Pékin sont devenues un talisman pour écarter les missiles.
Pékin et le PCC se sentent en position de force. Soit la crise continue voire empire et le pavillon chinois ne fera que gagner en prestige et en compétitivité - soit ils décident d'imposer à l'Iran un arrêt des hostilités et la Chine devient de facto un acteur majeur au Moyen-Orient. En attendant, la situation justifie la construction d'une flotte de haute mer toujours plus puissante – à l'image de la stratégie américaine. La base de Djibouti permet à la Chine depuis 2016 de déployer des navires dans l'océan Indien et au-delà du cap de Bonne-Espérance…
« L'ordre mondial » a toujours été façonné par des nations ou des empires qui ont l'ambition de protéger leurs intérêts au-delà de leurs frontières. La crise en Mer Rouge semble être un tournant historique vers un monde multipolaire et, à plus long-terme, l'émergence d'une nouvelle puissance dominatrice.