Culture

Ouvrir les yeux sur « Les Yeux de Mona », le roman qui a ensorcelé la critique

Par Paul Lefebvre. Synthèse n°2216, Publiée le 10/06/2024 - Image : Le roman de Thomas Schlesser « Les Yeux de Mona »
Sorti en février, le roman « Les Yeux de Mona » (Albin Michel, 496 pages, 22,90 €) a dépassé le cap des 200 000 exemplaires vendus en France. La critique avait loué une initiation à la beauté, à l'amour et à la vie en 52 chefs-d'œuvre, sans pointer que « le roman français qui a conquis le monde » promeut l'euthanasie, un humanisme radical parfois glaçant, et certaines références très limites.

Arnaud est chef d'entreprise et père de quatre enfants. Un jour, sa belle-mère offre Les Yeux de Mona à sa fille de 13 ans. Un éloge de l'euthanasie met l'ado mal à l'aise. Elle le dit à ses parents. Arnaud se met à lire l'ouvrage et en découvre, sidéré, les multiples occurrences idéologiques. Il s'étonne que la critique ne les ait pas relevées. L'opération médiatique, adossée à une puissante campagne de communication, a tout emporté. Résultat : il ne pleut que des litanies : c'est « le livre que le monde entier s'arrache » (Le Figaro), une « ode à la sagesse » (Le Parisien), « un conte universel » (La Croix), « une leçon de vie » (Ouest-France) et j'en passe des dizaines d'autres du même acabit. Naguère inconnu, Thomas Schlesser devient un « Brad Pitt (...) sur la scène mondialisée des livres » (Le Monde). « Un phénomène rarissime ! », avoue l'éditeur Nicolas de Cointet. Le roman, traduit avant sa sortie en 37 langues, s'écoule dans 60 pays.

Les Yeux de Mona s'inspire du Monde de Sophie (Seuil, 2002) du Norvégien Jostein Gaarder – conte philosophique vendu à plus d'un million d'exemplaires en France. Le concept est génial, ce que la critique s'est plu à souligner, sans aller plus loin : Mona, 10 ans, pourrait devenir aveugle. Henry, son grand-père, a l'idée de l'emmener chaque mercredi découvrir un chef-d'œuvre du Louvre, d'Orsay ou du Centre Pompidou. Ces 52 tableaux seront autant de beauté ancrée dans sa mémoire. De quoi toucher les grands-parents. Voilà, se disent-ils, le cadeau idéal pour transmettre aux petits-enfants le sens du beau ! L'auteur est cautionné par son statut d'enseignant à Polytechnique. Le livre est dédié « à tous les grands-parents du monde ». Bien joué.

Sauf que les œuvres sont un prétexte. Schlesser exploite la liberté du roman pour faire passer un message. On s'attend à une visite guidée ; ce sera une rééducation culturelle sur un mode initiatique. « Toutes les leçons sur l'art débouchent sur un précipité moral », avait-il prévenu dans La Grande Librairie.

Ce précipité, c'est l'autonomie absolue du sujet. En fait, le personnage clé n'est pas Mona mais Colette Vuillemin, la grand-mère qui s'est fait euthanasier et que la fillette n'a pas connue. Le grand-père sert à persuader l'enfant que sa défunte épouse a eu raison. Et Mona, peu à peu, fait sienne cette idée : à l'école, elle choisit d'expliquer le mot euthanasie, « acte incroyable et très courageux ». L'exercice interloque le professeur. Mona répond : « C'est ma grand-mère qui m'a aidée » (p.442). CQFD.

Colette est la « fille d'un résistant (…) catholique et royaliste, qui, capturé par les nazis, s'était suicidé avec du cyanure ». De cet épisode, la grand-mère avait tiré deux leçons : « La première, c'est que la foi en Dieu donne une force sidérante. Aussi devint-elle une chrétienne fervente. La seconde, c'est l'importance de choisir sa mort. Aussi devint-elle une militante de l'euthanasie. » Schlesser confond les situations : le résistant se sacrifie par altruisme, pour sauver ses camarades, non par égoïsme. Quel est le rapport avec une loi de santé menant « vers la mort comme solution », selon l'Église catholique ? Qui cherche-t-il à convaincre quand il fait dire à Colette : « Dieu me fait du pied sous la table pour que je le rejoigne » ? (p.471).

D'autant que, pour Schlesser, la mort se limite à « cet irréductible vide » (p.295). Quand Mona sort une médaille de la Vierge à l'Enfant, le grand-père dit : « Ça, ma chérie, ça ne représentera plus jamais rien pour moi. » Il lui oppose un « talisman » destiné à pendre à son cou. Mona ressent alors « les mains de sa grand-mère, tellement bienveillantes, tellement douces » (p.280). Dans cette ambiance sournoise un rien oppressante, Schlesser valorise le libertinage « dans son corps et dans ses idées, en opposition aux consignes très strictes de l'Église » (p.118), l'animalisme de Jeremy Bentham (p.216), la théosophie de Helena Blavatsky (p.319), le biomorphisme (p.354), la drogue (« qui permet de rendre l'existence plus intense », p.431), etc. L'apologie prime sur l'analyse. Les tableaux disent-ils vraiment tout ça ?

De Botticelli à Soulages, Schlesser ignore l'art médiéval. Le sujet chrétien apparaît seulement dans Ex-voto de Philippe de Champaigne (p.103). À l'inverse, il vante la sulfureuse Marina Abramović qu'il recommande à un enfant n'ayant jamais vu d'œuvre d'art (Le Figaro culture à 32'02) ! On s'en étonne, les installations de la performeuse serbe étant très malsaines, comme son Spirit cooking, où elle verse une mixture rouge sang sur une statuette d'enfant (à 3'25). Abramović lacère le corps, invite à se faufiler entre des mannequins nus ou à coucher avec un mort. Mais Schlesser le répète à Mona : « Les gens doivent avoir le droit de penser et de dire absolument tout ce qu'ils veulent » (p.216). Quel éducateur sérieux peut dire une chose pareille ? Privées d'idéal et d'interdits, on dirait que toutes les Mona du monde sont poussées dans la nuit, la vraie, celle de l'âme.

La sélection
"Les yeux de Mona" : le roman évènement de Thomas Schlesser
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1 commentaire
Le 13/06/2024 à 17:09
Enfin quelqu'un qui voit avec son coeur et son esprit et pas seulement avec ses yeux!
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