Les sardines fuient l'eau tiède : un signe parlant du réchauffement climatique
Au large de l'Afrique du Sud, l'hiver austral arrive. Avec ce changement saisonnier, les vents chassent l'eau de la surface, ce qui fait remonter les masses froides des profondeurs. Grâce à cet ascenseur liquide, une migration extraordinaire s'opère : un banc gigantesque de sardines se forme. 7 km de long pour 1,5 km de large et 30 mètres de profondeur : des dizaines voire des centaines de millions de sardines se regroupent pour entamer une migration qui attire les curieux et les prédateurs ! L'eau se met à bouillir : c'est la curée des dauphins, des requins et des oiseaux marins. Les sardines suivent le courant d'eau froide chargé en nutriments du Cap Agulhas au Kwazulu-Natal longeant la pointe sud-est du continent africain. C'est la plus importante migration maritime observée — comparable en importance à celle des grands troupeaux du Serengeti. Mais les spécialistes n'identifient aucun bénéfice dans cette course des sardines, comme l'accès à un climat plus doux où à un refuge pour déposer des œufs. Les petits poissons vont au massacre.
Le banc géant se retrouve coincé entre la côte et le courant chaud d'Agulhas qui descend des tropiques de l'océan Indien. Or, les sardines – qui n'ont rien contre la promiscuité – détestent l'eau chaude. Le courant d'Agulhas longe la côte de tellement près que les poissons se retrouvent dans un goulet d'étranglement. En ce mois de juin, le festin est ouvert pour des légions de prédateurs. Pas moins de 18 000 dauphins se précipitent et séparent les sardines en petites masses de 20 mètres de diamètre juste sous la surface : un buffet ouvert aux nuées affamées. Problème : les sardines sont le dernier maillon d'une chaîne alimentaire qui commence avec les nutriments contenus dans l'eau froide. Les survivantes sont piégées dans la zone subtropicale une fois que la remontée s'est épuisée. Cela rend cette migration passionnante pour les chercheurs : unique en son genre, elle semble ne bénéficier qu'aux prédateurs (voir l'article de la BBC en lien).
Car une chose est sûre : le réchauffement des océans et la pêche à outrance fragilisent les sardines. Source de protéines essentielle à de nombreuses espèces, le plus gros banc de la planète pourrait disparaître avant la fin du siècle. Deux paramètres sont observés : d'abord, la biomasse, donc la taille du groupe, qui baisse. De 4 millions de tonnes de sardines en 2002, on est à moins du quart en 2018. Et puis, les sardines apparaissent de plus en plus tard. Entre 1946 et 2012, les premières arrivées ont été retardées de 1,3 jour par décennie. En cause, le réchauffement des eaux antarctiques. La migration est aujourd'hui moins massive et faite de remontées très courtes.
Les événements phénologiques (les migrations animales comme la floraison des plantes) sont des marqueurs des changements climatiques. Le régime alimentaire des dauphins a changé drastiquement entre 1972 et 1992. Les chercheurs sud-africains ont patiemment étudié ce que les individus retrouvés morts dans des filets avaient dans leurs estomacs. Et la sardine est devenue un rare délice… On est face à un incident phénologique : les prédateurs n'ont plus leur « fête de la sardine » et des espèces comme les pingouins ou les fous du Cap sont particulièrement fragilisées.
La fin du banc géant venu des confins de l'Antarctique a des conséquences lourdes sur tout un écosystème. Mais cette migration est surtout mal connue. Une étude pourrait aider à mieux comprendre le lien des changements observés avec le réchauffement des eaux et à déterminer ce qui pousse des millions de sardines à se ruer vers un massacre programmé. En attendant, les politiques peuvent agir. Une baisse notable de la pêche à la sardine a été constatée dans les années 60. Les Sud-Africains avaient alors modifié leurs filets en rapetissant les mailles pour cibler les anchois. Ça a marché : les prises d'anchois ont dominé pendant 25 ans, permettant aux sardines de se multiplier à nouveau. En clair, si des changements climatiques peuvent dérégler les événements phénologiques, les décisions politiques – comme celles qui cherchent à arrêter la surexploitation des ressources – permettent au moins d'en limiter les conséquences…