Éducation
Quand le wokisme divise l'université
Êtes-vous woke ou antiwoke ? La question agite le milieu universitaire, comme en témoignent deux tribunes parues début mai dans Le Monde puis dans Le Figaro.
La première, signée par 200 universitaires, s'intitule « L'antiwokisme est infiniment plus menaçant que ledit wokisme auquel il prétend s'attaquer ». La seconde, qui lui répond, pointe « l'antiwokisme, dernier épouvantail de la gauche intellectuelle ». Elle émane de Pierre-Henri Tavoillot, philosophe, d'Emmanuelle Hénin, professeur de littérature comparée, et de Xavier-Laurent Salvador, spécialiste en littérature médiévale.
Le texte de ces trois enseignants est également signé de l'Observatoire des idéologies identitaires et du décolonialisme dont la mission vise à « défendre (…) les principes qui engagent l'Université en démocratie : la langue, l'école et la laïcité ». En une du site, la sociologue Florence Bergeaud-Blackler, menacée de mort pour son livre sur les Frères musulmans, répond à un article de Libération qu'elle juge contraire à l'éthique journalistique.
Idées mises à part, ces deux tribunes de longueur comparable sont de qualité inégale. Autant les antiwoke argumentent, autant les woke esquivent. Les déconstructeurs – d'aucuns diront qu'il y a une logique – refusent de construire un réflexion sur le fond. Un rien complotiste, leur texte assimile toute critique qui leur est faite à « l'alliance mondiale (…) des dictatures, de la Russie à la Chine en passant par l'Iran et l'Arabie saoudite, qui menace les démocraties occidentales – dictatures qui manient aussi la rhétorique de l'antiféminisme et de la xénophobie dont elles font des causes de guerres civilisationnelles ».
Les woke ne trouvent que des exemples américains pour illustrer « la menace [qui] se fait pressante » comme en Floride, au Texas, au Tennessee, en Oklahoma, où « on limoge des enseignants, on retire des livres des bibliothèques, on interdit d'enseignement des pans entiers de la science et même des œuvres de l'art occidental ».
Jouer de cet émoi victimaire est déplacé, puisque chez nous, à l'université, ce sont les woke qui empêchent leurs pairs de parler. La tribune du Figaro cite Caroline Eliacheff, Céline Masson, Nathalie Heinich ou Sylviane Agacinski, toutes ayant pour point commun d'avoir été déprogrammées. Comment concilier censure et liberté d'expression ? On aurait aimé que les woke s'expliquent là-dessus. D'autant que certaines de leurs positions sont intenables quand, par exemple, une enseignante-chercheuse à la Sorbonne affirme qu' « il n'y a pas d'objectivité du savoir scientifique ». Un tel argument discrédite le recrutement universitaire. Les antiwoke ont alors beau jeu de relever que « la science ne connaît ni race, ni genre, ni religion, [qu'] il n'y a pas de chimie queer, de physique juive, de mathématiques blanches, ni d'astronomie féministe ». Observons que les récits relativistes affectent toutes les disciplines, y compris les sciences dures.
En fait, les woke ne digèrent pas qu'en janvier 2022, un colloque de 600 personnes ait pu se tenir en Sorbonne – intitulé « Reconstruire les sciences et la culture » (et dont les actes viennent d'être publiés chez Odile Jacob). Soixante universitaires dont Pascal Perrineau ou Pierre-André Taguieff avaient pointé, « avec un prisme hostile » écrit Le Monde, la « pensée décoloniale », la « théorie du genre » et la « cancel culture » (culture de l'effacement). L'événement, organisé par l'Observatoire du décolonialisme et le Collège de Philosophie, était soutenu par le Comité Laïcité République proche du Grand Orient de France. Ce colloque s'était tenu grâce à Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l'Éducation nationale. Il en avait fait l'introduction. Cet engagement devait lui coûter son poste.
Nul ne nie qu'il faille se montrer éveillé aux discriminations, de quelque nature qu'elles soient et pour peu qu'elles soient établies par des faits, ni que toute recherche implique une phase de déconstruction. Mais à l'image d'idéologies du XXe siècle, le wokisme se présente comme une grille d'analyse totale, se suffisant à elle-même. Cette prétention à l'exclusivité provoque une rupture épistémologique. S'il faut tout déconstruire, si tout récit et toute connaissance sont relatifs à la culture et tributaires de mécanismes de domination, la transmission d'un savoir universel fondé sur un langage commun devient sans objet. En lieu et place s'installe le règne de l'incommunication et seule la violence peut alors régir des conflits d'interprétation devenus insurmontables.
La tribune des antiwoke est moins une profession de foi qu'une réaction corporatiste mue par la peur de ne plus pouvoir exercer librement le métier d'enseignant. Leur démarche vise à alerter les autorités de tutelle dont l'inertie laisse perplexe.
Sans aller jusqu'à déconstruire la déconstruction, sans exagérer l'ampleur du wokisme ni même y voir une emprise, on pourrait s'attendre à ce que les universitaires – quels qu'ils soient et quoi qu'ils disent – aient la liberté d'interroger le concept.
La première, signée par 200 universitaires, s'intitule « L'antiwokisme est infiniment plus menaçant que ledit wokisme auquel il prétend s'attaquer ». La seconde, qui lui répond, pointe « l'antiwokisme, dernier épouvantail de la gauche intellectuelle ». Elle émane de Pierre-Henri Tavoillot, philosophe, d'Emmanuelle Hénin, professeur de littérature comparée, et de Xavier-Laurent Salvador, spécialiste en littérature médiévale.
Le texte de ces trois enseignants est également signé de l'Observatoire des idéologies identitaires et du décolonialisme dont la mission vise à « défendre (…) les principes qui engagent l'Université en démocratie : la langue, l'école et la laïcité ». En une du site, la sociologue Florence Bergeaud-Blackler, menacée de mort pour son livre sur les Frères musulmans, répond à un article de Libération qu'elle juge contraire à l'éthique journalistique.
Idées mises à part, ces deux tribunes de longueur comparable sont de qualité inégale. Autant les antiwoke argumentent, autant les woke esquivent. Les déconstructeurs – d'aucuns diront qu'il y a une logique – refusent de construire un réflexion sur le fond. Un rien complotiste, leur texte assimile toute critique qui leur est faite à « l'alliance mondiale (…) des dictatures, de la Russie à la Chine en passant par l'Iran et l'Arabie saoudite, qui menace les démocraties occidentales – dictatures qui manient aussi la rhétorique de l'antiféminisme et de la xénophobie dont elles font des causes de guerres civilisationnelles ».
Les woke ne trouvent que des exemples américains pour illustrer « la menace [qui] se fait pressante » comme en Floride, au Texas, au Tennessee, en Oklahoma, où « on limoge des enseignants, on retire des livres des bibliothèques, on interdit d'enseignement des pans entiers de la science et même des œuvres de l'art occidental ».
Jouer de cet émoi victimaire est déplacé, puisque chez nous, à l'université, ce sont les woke qui empêchent leurs pairs de parler. La tribune du Figaro cite Caroline Eliacheff, Céline Masson, Nathalie Heinich ou Sylviane Agacinski, toutes ayant pour point commun d'avoir été déprogrammées. Comment concilier censure et liberté d'expression ? On aurait aimé que les woke s'expliquent là-dessus. D'autant que certaines de leurs positions sont intenables quand, par exemple, une enseignante-chercheuse à la Sorbonne affirme qu' « il n'y a pas d'objectivité du savoir scientifique ». Un tel argument discrédite le recrutement universitaire. Les antiwoke ont alors beau jeu de relever que « la science ne connaît ni race, ni genre, ni religion, [qu'] il n'y a pas de chimie queer, de physique juive, de mathématiques blanches, ni d'astronomie féministe ». Observons que les récits relativistes affectent toutes les disciplines, y compris les sciences dures.
En fait, les woke ne digèrent pas qu'en janvier 2022, un colloque de 600 personnes ait pu se tenir en Sorbonne – intitulé « Reconstruire les sciences et la culture » (et dont les actes viennent d'être publiés chez Odile Jacob). Soixante universitaires dont Pascal Perrineau ou Pierre-André Taguieff avaient pointé, « avec un prisme hostile » écrit Le Monde, la « pensée décoloniale », la « théorie du genre » et la « cancel culture » (culture de l'effacement). L'événement, organisé par l'Observatoire du décolonialisme et le Collège de Philosophie, était soutenu par le Comité Laïcité République proche du Grand Orient de France. Ce colloque s'était tenu grâce à Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l'Éducation nationale. Il en avait fait l'introduction. Cet engagement devait lui coûter son poste.
Nul ne nie qu'il faille se montrer éveillé aux discriminations, de quelque nature qu'elles soient et pour peu qu'elles soient établies par des faits, ni que toute recherche implique une phase de déconstruction. Mais à l'image d'idéologies du XXe siècle, le wokisme se présente comme une grille d'analyse totale, se suffisant à elle-même. Cette prétention à l'exclusivité provoque une rupture épistémologique. S'il faut tout déconstruire, si tout récit et toute connaissance sont relatifs à la culture et tributaires de mécanismes de domination, la transmission d'un savoir universel fondé sur un langage commun devient sans objet. En lieu et place s'installe le règne de l'incommunication et seule la violence peut alors régir des conflits d'interprétation devenus insurmontables.
La tribune des antiwoke est moins une profession de foi qu'une réaction corporatiste mue par la peur de ne plus pouvoir exercer librement le métier d'enseignant. Leur démarche vise à alerter les autorités de tutelle dont l'inertie laisse perplexe.
Sans aller jusqu'à déconstruire la déconstruction, sans exagérer l'ampleur du wokisme ni même y voir une emprise, on pourrait s'attendre à ce que les universitaires – quels qu'ils soient et quoi qu'ils disent – aient la liberté d'interroger le concept.