L'opération Mockingbird : quand la CIA manipulait les médias
Pendant la campagne présidentielle américaine, Robert F. Kennedy Jr, ancien candidat aux primaires du Parti démocrate ayant rallié Donald Trump, a mis en lumière ce que certains grands médias prétendent être une théorie du complot en déclarant : « L'Opération Mockingbird est belle et bien vivante. » Oiseau moqueur, le nom est lâché ! Il désigne l'une des opérations les plus controversées de l'histoire de la CIA, révélée en 1975 par la commission Church. Son objectif ? Manipuler les médias américains et étrangers au profit des États-Unis. Si les accusations de Kennedy restent à prouver, le savoir-faire de la CIA en matière de désinformation n'est plus à démontrer. La commission Church a été créée en réponse au scandale du Watergate. Des préoccupations concernaient l'implication de la CIA dans un certain nombre d'activités controversées (surveillances illégales, complots d'assassinats). Dans le rapport final de la commission, il est écrit : « La CIA entretient un réseau de plusieurs centaines d'individus étrangers à travers le monde », « ils tentent parfois d'influencer l'opinion au travers de la propagande déguisée » ou « lui fournissent des accès directs à un grand nombre de journaux et de périodiques, à des dizaines de services de presse et d'agences d'information, à des stations de radio et de télévision, à des éditeurs de livres et autres supports médiatiques ». Notons qu'il n'est nulle part fait mention dans les documents déclassifiés d'une opération Mockingbird. L'expression apparaît pour la première fois sous la plume de Déborah Davis dans sa biographie non autorisée de Katharine Graham, publiée en 1979. Elle est aussi reprise dans les mémoires d'Howard Hunt, qui avait orchestré la tentative de mise sous écoute des bureaux du Parti démocrate, dans le complexe immobilier Watergate.
L'opération, lancée en 1948 dans le contexte de la guerre froide, est supervisée par l'OPC (Office Policy of coordination), une branche de la CIA chargée des guerres « psychologiques » et économiques, ainsi que de fomenter des mouvements de subversion dans les pays hostiles aux États-Unis. L'opération est si sensible qu'elle passera directement aux mains des directeurs de la CIA. Allen Dulles, en particulier, a joué un rôle essentiel à sa mise en place (de 1953 à 1961). Le tout s'inscrit dans un vaste plan d'ingénierie sociale contre le communisme et pour exporter l'American way of life. La CIA lance des magazines, finance des films et crée des organisations étudiantes, culturelles, intellectuelles comme le Congress for cultural freedom à Paris. La droite étant acquise à l'anticommunisme, la CIA doit séduire la gauche anticommuniste, libertaire, pro-européenne et donc, en France, antigaulliste. Pour contrôler les esprits, il est alors indispensable de dominer les relais d'opinion, c'est à dire, les médias et maisons d'édition.
Dans un article de référence (Rolling Stone, 1977), Carl Bernstein, prix Pullitzer pour les révélations du Watergate, explique la méthode de l'opération. D'abord, on tissait des liens forts avec les dirigeants des grands médias, des agences de presse, des majors de l'édition et de la radiodiffusion. Dulles lui-même, puis ses successeurs, initiaient les contacts, dont ses plus célèbres furent Henri Luce, propriétaire du Washington Post et de Life, et Sulzberger, l'éditeur du New-York Times. William Colby, directeur de l'agence, a d'ailleurs déclaré à la commission Church : « Ne nous en prenons pas à de pauvres reporters, pour l'amour de Dieu. Allons voir du côté de la direction. Ils étaient dans le coup. » La CIA recrutait des journalistes volontaires, principalement des correspondants. Ils nouaient alors des contacts avec des étrangers acceptant d'espionner pour le compte des États-Unis. Patriotisme, anticommunisme, frisson de l'espionnage et ambition les motivaient davantage que l'argent. En échange, la CIA leur fournissait des informations permettant de sortir des scoops et d'asseoir leur réputation. Le chroniqueur Joseph Aslop fut certainement le journaliste le plus prestigieux à avoir collaboré avec l'agence.
Afin d'être plus crédibles, les fausses informations étaient « blanchies ». Les journalistes liés à la CIA diffusaient des récits déformés ou mensongers dans les grands médias. Ils étaient ensuite relayés par des agences de presse, sources des journalistes non complices qui rediffusaient « l'information » ailleurs. Celle-ci s'imposait alors comme la vérité puisqu'elle était corroborée par plusieurs sources indépendantes. Ce pluralisme de façade rendait extrêmement difficile la distinction du vrai et du faux.
La CIA n'a pas facilité la tâche de la commission Church. Elle a fait en sorte qu'aucun journaliste et directeur de publication ne soit interrogé en diffusant un minimum de noms, arguant d'un risque irréparable pour l'appareil de renseignement. On pense, estimations basses, que 400 journalistes auraient collaboré et que le réseau aurait compté environ 3000 personnes. Officiellement, l'opération Mockingbird a été abandonnée par le successeur de William Colby, George Bush. Il a déclaré le 28 juillet 1976 : « La CIA ne s'engagera dans aucune relation rémunérée ou contractuelle avec un correspondant à temps plein ou partiel accrédité par quelques services de presse que ce soit, fût-il un journal, un périodique, un réseau ou une chaîne de radio ou de télévision des États-Unis. » Il a cependant ajouté qu'elle continuerait à « accueillir favorablement la coopération volontaire et non rémunérée des journalistes ». En 2014, le journaliste allemand Udo Ulfkotte, ancien rédacteur en chef du Frankfurter Allgemeine Zeitung, déclarait dans son livre Gekaufte journalisten (Journalistes vendus) que la CIA continuait à manipuler la presse européenne. Sa mort étrange, deux ans après, risque d'alimenter pour longtemps les doutes…