Politique

Médias : l'étrange affaire Dourov, le patron de Telegram

Par Philippe Oswald - Publié le 30/08/2024 - Le logo de l'application Telegram sur l'écran d'un iPhone. Photo de Silas Stein / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP.
L'inculpation du franco-russe Pavel Durov, patron de la messagerie cryptéeTelegram, par la justice française, ne laisse pas d'intriguer. Elle intervient dans un contexte d'ingérence croissante des autorités publiques dans le contenu des réseaux sociaux. Entre une « modération » que le respect de la loi devrait suffire à imposer, et la censure, la ligne de crête est étroite !

« Un rébus enveloppé de mystère au sein d'une énigme » : cette sentence que Winston Churchill destinait à la Russie, peut s'appliquer à l'affaire du patron du réseau social crypté Telegram, Pavel Dourov. Pourquoi donc ce milliardaire franco-russe s'était-il envolé de Bakou, la capitale de l'Azerbaïdjan, pour atterrir à Paris où de sérieux ennuis judiciaires l'attendaient ? Arrêté au Bourget à la descente de son jet privé le 24 août, Pavel Dourov a été mis en examen par la justice française qui l'a libéré le 28 août sous contrôle judiciaire, avec interdiction de quitter le territoire français et versement d'une caution de 5 millions d'euros.

Les accusations contre le patron et créateur du réseau social Telegram (avec son frère aîné Nikolaï, un génie de l'informatique) sont lourdes : douze infractions relevant de la diffusion de contenus criminels sur Telegram (trafic de stupéfiants, pédocriminalité, escroquerie et blanchiment en bande organisée...), auxquelles s'ajoute une enquête pour des « violences graves » sur un de ses enfants, alors scolarisé à Paris.

L'arrestation de Pavel Dourov a ravivé les tensions franco-russes, relève Le Figaro (29 août). Le Kremlin a dénoncé une « tentative d'intimidation » et des « tentatives d'enrayer la liberté de communication », ce qui ne manque pas de sel venant de Moscou. Pavel et son frère avaient eux-mêmes éprouvé le poids des services de sécurité russes qui les auraient contraints de vendre à l'État russe, en 2014, le réseau VKontakte (le Facebook russe) dont ils étaient les créateurs. Nouvelle alerte en 2018, concernant cette fois les données confidentielles de Telegram dont le Kremlin cherchait à s'emparer. C'est précisément le verrouillage farouche de cette confidentialité qui a fait le succès de Telegram (basé à Dubaï), au point que les militaires russes y auraient recours pour « chater » comme nombre de personnalités politiques dans le monde mais aussi de djihadistes et de pédophiles !

L'affaire de Telegram en évoque une autre qui la précéde de peu. Sitôt connue l'arrestation de Dourov, des messages de soutien lui ont été adressés du monde entier, de la part de défenseurs inconditionnels de la liberté d'expression à commencer par le plus illustre « libertarien » (idéologie anti-étatiste et ultralibérale), Elon Musk, propriétaire de X (l'ex-Twitter), qui s'est porté à la tête de la croisade numérique « FreePavel ». Or Elon Musk avait reçu en juillet dernier du français Thierry Breton, commissaire européen chargé du numérique, une lettre lui intimant de respecter le Digital Services Act, les nouvelles règles européennes sur les services numériques, en « modérant » le contenu de X.

Mais l'initiative du commissaire européen avait été désavouée par la Commission elle-même, constatait Le Monde (13 août)  : « Bruxelles désapprouve le moment choisi par le commissaire français pour hausser le ton face au patron de X avant son entretien avec Donald Trump » (auquel Musk s'est rallié). « Le timing et la formulation de la lettre n'ont été ni coordonnés ni convenus avec la présidente [Ursula von der Leyen] ou le collège » des commissaires », avait alors déclaré la porte-parole de l'exécutif européen. « La Commission européenne ne veut surtout pas être accusée de se mêler de la très tendue campagne présidentielle américaine », commentait Le Monde. Mais était-ce bien la seule raison d'épargner Elon Musk ?

Le pouvoir qu'exerce Elon Musk à travers ses entreprises le met actuellement hors d'atteinte de sanctions qui auraient de nombreuses et lourdes répercussions internationales, qu'il s'agisse de la guerre en Ukraine ou du programme spatial européen, estime Fabrice Epelboin, enseignant en géopolitique du numérique, interviewé par RFI (29 août – en lien également ci-dessous). « Sans Star Link, explique-t-il, il n'y aurait plus de communication au sein de l'armée ukrainienne (…) Sans SpaceX, Arianespace serait bien incapable de lancer à des prêts raisonnables les satellites qu'on ambitionne de placer en orbite. » Contredisant l'affirmation d'Emmanuel Macron selon lequel l'arrestation de Pavel Dourov « n'est en rien une décision politique », Fabrice Epelboin la juge « éminemment politique ». Il s'agit selon ce chercheur d' « envoyer un signal clair au monde des technologies et préparer le terrain, notamment pour le fameux « chat control », cette réglementation européenne qui ambitionne d'imposer à toutes les messageries chiffrées de donner un accès aux autorités européennes. »

Renonçant à s'attaquer frontalement à Elon Musk, la France, en cheville avec l'Union Européenne, aurait donc choisi de faire un exemple avec une cible plus facile alors que les infractions reprochées à Telegram -notamment son utilisation par des réseaux pédophiles ou terroristes- pourraient être pointées sur d'autres plateformes, telles X, Snapchat ou Facebook. Certes, personne n'a envie de favoriser les activités de terroristes ou de pédophiles. Mais la ligne de crête entre « modération » et « censure » est étroite. Elle est même friable quand les « régulateurs » investis de la puissance de l'État ou de l'Union européenne, sont gangrenés par le « wokisme » ou l' « islamogauchisme ».


La sélection
Telegram : l’arrestation de son fondateur Pavel Durov est « éminemment politique »
Lire ou écouter l'interview sur le site de Radio France Internationale
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3 commentaires
François
Le 07/09/2024 à 15:35
Il y a tout lieu de penser qu'un réseau tel que Telegram n'est vraiment crucial que pour les organisations criminelles "amatrices". Les organisations criminelles "de haut niveau" telles que les réseaux pédocriminels d'élite ont vraisemblablement des outils bien plus sophistiqués que Telegram pour établir des communications confidentielles.
François
Le 07/09/2024 à 15:27
Lorsque le couteau a été inventé par l'homme, c'était pour couper des objets, couper de la nourriture, etc., pas pour tuer. Le premier homicide n'a pourtant pas dissuadé l'humanité de continuer à fabriquer des couteaux. Lorsque les réseaux de communication électronique confidentiels ont été conçus, c'était pour permettre aux citoyens de communiquer en toute confidentialité, pas pour faciliter le fonctionnement des réseaux dont l'objet est immoral. Priverait-on les citoyens de couteaux pour mieux lutter contre l'homicide ? Mais les homicides trouveront toujours un moyen de parvenir à leurs fins. Priverait-on les citoyens de leur confidentialité pour mieux lutter contre les activités criminelles ? Mais les organisations criminelles trouveront toujours un moyen de parvenir à leurs fins. C'est toute la différence entre une coopération matérielle et une coopération formelle à un acte immoral.
Jean-Marie
Le 01/09/2024 à 14:38
Faudra bien un jour ou l'autre remettre de l'ordre dans tout ce bordel de médias et d'internet. La liberté d'expression oui, mais....
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