Sport

Magnus Carlsen, le roi dont les nouvelles couronnes annoncent (peut-être) une nouvelle humanité

Par Jean Staune. Synthèse n°2088, Publiée le 16/01/2024 - Le grand maître norvégien Magnus Carlsen pose avec son dernier trophée de champion du monde d'échecs de la FIDE, à Dubaï, le 12 décembre 2021 (Photo AFP)

Il est presque aussi difficile de comparer les grands champions d'échecs d'époques différentes que de comparer les grands peintres. On pense néanmoins que Magnus Carlsen (un prénom prophétique) est le plus grand joueur d'échecs de tous les temps. Aussi, quand après « à peine » dix ans de règne, et cinq matchs de championnats du monde gagnés, il a renoncé à son titre, on y a vu le signe du « déséquilibre des génies », comme le fameux Bobby Fischer qui, après avoir vaincu toute l'armada des joueurs soviétiques, avait renoncé à son titre dans les années '70.

Pourtant, il y a 15 jours Magnus Carlsen vient d'ajouter deux autres titres de champion du monde à son palmarès. Mais ce ne sont pas des titres « classiques », obtenus en jouant des parties d'échecs qui durent en moyenne 5 heures chacune. C'est le titre de champion du monde des parties rapides (qui durent 30 minutes au maximum) et le titre des parties blitz (qui durent 10 minutes au maximum).

Selon les auteurs de l'ouvrage « Un Coup d'avance », Bachar Kouatly, le premier français à avoir décroché le titre de Grand Maître International (le plus haut grade dans les échecs à part champion du monde), Mathilde Choisy (également une championne d'échecs) et Jean-Marc Pailhol (notre sélection) cette renonciation de Magnus Carlsen est le signe … d'un quasi changement de civilisation !

La thèse des auteurs est fascinante. Le jeu d'échecs a été, au cours de l'histoire, un véritable marqueur des évolutions économiques et politiques. L'Espagne, l'Italie, la France et puis la Grande-Bretagne, sans parler de l'URSS, ont été successivement les patries reines des échecs, peu de temps avant de s'imposer au plan économique, politique, militaire ou artistique comme la puissance dominante d'une époque.

De la même façon, les joueurs d'échecs seraient un marqueur de l'évolution de l'humanité dans son ensemble. Alors que Gary Kasparov, premier champion du monde à avoir été battu par un ordinateur, fait partie de la génération utilisant les bases de données informatiques pour se préparer, contrairement à ses prédécesseurs qui devaient voyager avec des bibliothèques de livres, Magnus Carlsen, en bon « digital naturel » passe des nuits entières à faire des dizaines de parties rapides ou de blitz sur internet, ce que ne faisait pas les champions précédents.

Mais les générations qui viennent après lui sont bien plus incroyables. Ce sont des « digital natives », nés avec l'internet, qui ont appris à jouer sans passer par des professeurs ou des clubs, en trouvant tous les tutoriaux possibles sur internet, et surtout en jouant, non pas des centaines, mais des milliers de parties rapides, leur permettant d'essayer toutes les combinaisons possibles. Un peu comme le font les ordinateurs les plus perfectionnés qui apprennent en jouant des milliards de parties contre eux-mêmes.

Dans les mêmes championnats « rapides » remportés par Magnus Carlsen, un évènement encore jamais vu s'est produit. Plusieurs jeunes de 8 à 10 ans, dont Faustino Oro, jeune argentin de 9 ans appelé « le Messi des échecs » ont gagné plusieurs parties contre des Grands Maîtres Internationaux. Certes ils ont tous fini loin au classement, mais le simple fait qu'ils aient pu remporter, ne serait-ce qu'une victoire contre un Grand Maître, c'est équivalent à voir Rafael Nadal se faire sortir par un adolescent de 13 ans au premier tour de Roland Garros.

Certes, ces jeunes « digital natives » ont de nombreux handicaps, ils ont du mal à se concentrer sur de trop longues périodes, ils sont plus mécaniques et moins créatifs que leurs ancêtres. Mais si les auteurs du livre « Un coup d'avance » ont raison, si le jeu d'échecs est bien un marqueur des évolutions, non seulement politique et économique des nations, mais aussi des évolutions humaines, cela veut dire que dans toute une série de domaines où, comme les échecs, l'accumulation des connaissances et une expérience acquise par l'entrainement étaient nécessaires, on va assister à une « explosion » de précocité dans les années à venir, qui annoncerait l'entrée de l'humanité dans ce monde digital aux contours encore flous et incertains, mais où bien des choses qui semblaient impossibles hier seront possibles demain.

Si Magnus Carlsen se détourne des échecs classiques, c'est parce que le vrai challenge à relever demain pour lui, c'est de résister à cette nouvelle génération « d'homo sapiens digitalis » dont la précocité dépasse tout ce que l'on pouvait imaginer. L'âge moyen pour acquérir le titre de Grand Maître International était de 35 ans dans les années '80, de 28 ans dans les années ‘90, et il est de 22 ans aujourd'hui. Mais on voit déjà poindre des joueurs comme Micha Abhimanyu qui a obtenu ce titre à 12 ans et 4 mois. Quand on sait la somme de connaissances et de pratique qu'il faut pour devenir Grand Maître International aux échecs, c'est simplement vertigineux.

La sélection
Le livre "Un coup d'avance !"
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