
Les Vikings en Méditerranée, une histoire à écrire
Mais les Vikings venaient en fait chercher quelque chose dans le sud. L'attaque contre Rouen en 841 est regardée comme la première en France. Or, en 840, les hommes du Nord investissent la Gascogne, s'emparent de ses 12 cités et en éliminent les évêques. Cette conquête initiale laisse entendre que les invasions vikings, loin d'être un déferlement anarchique de pillards en quête de monastères sans défenses, auraient été une guerre. Les Rois des Mers scandinaves ne sont pas des rois comme les autres, ce sont des armateurs qui tirent leur puissance du commerce. Derrière Bayonne, Ragnar et son clan voient Narbonne et le commerce méditerranéen.
Cette ambition méditerranéenne permet d'éclairer d'un jour nouveau le phénomène viking. Une partie de la stratégie viking aurait consisté à protéger la nouvelle route commerciale. Les attaques menées sur les fleuves nord européens auraient eu pour double objet de désorganiser le commerce franc et frison et d'empêcher les Francs, pris à la gorge, de venir déloger les occupants de l'Aquitaine. Un second volet de la stratégie aurait consisté à s'assurer de flux commerciaux réguliers sur la nouvelle route. Pour cela, le clan était tenu d'entrer en Méditerranée pour y obtenir des traités commerciaux.
Seule l'expédition emmenée par Bjorn Ragnarsson entre 858 et 862 est connue. Pourtant, il existe des textes scandinaves évoquant des expéditions en Méditerranée dès les années 770. Le moine Nokter le Bègue rapporte un épisode célèbre au cours duquel, apercevant des voiles scandinaves en Méditerranée, Charlemagne pleure. En 844, les Vikings ravagent Séville pendant six semaines et affrontent une dernière fois les Sarrasins le 17 novembre. Or, il était trop tard pour retourner en France. Cette flotte a logiquement hiverné en Méditerranée. De manière remarquable, quelques mois plus tard, une flotte « sarrasine » inconnue remonte le Tibre dans la plus pure tradition scandinave et met à sac la basilique Saint Pierre de Rome. En 860, alors même que Björn Ragnarsson dirige la plus fantastique expédition jamais menée en Méditerranée, une flotte de 200 bateaux attaque Constantinople. Cette attaque est curieusement attribuée aux Varègues qui auraient accompli l'exploit de traverser l'immense Russie avec leurs langskips.
Ces mentions décousues méritent d'être réévaluées à l'aune de la présence viking en Gascogne. Jusqu'à présent, on considérait que le port viking le plus proche de la Méditerranée était Nantes. Du coup, une flotte entrant dans cette mer lointaine et hostile était logiquement regardée comme participant à une expédition exotique, insensée et sans lendemain. Or, si le clan dispose de ports sûrs en Méditerranée – ceux contrôlés par leurs alliés Pépin II, Bernard de Septimanie et Lothaire –, alors la flotte de Bjorn cesse d'être isolée. Elle peut être ravitaillée, ses équipages remplacés, ses prises et marchandises peuvent être mises en sûreté sans passer par Gibraltar. Bref, cette flotte peut devenir l'outil d'une véritable politique navale et peser durablement sur les acteurs du commerce méditerranéen.
Les Vikings de Gascogne pèseront sur le commerce méditerranéen jusqu'en 982, date de leur défaite devant les troupes gasconnes et navarraises. La Gascogne scandinave disparue, ce sera désormais la Normandie qui mènera les opérations. Les prises de Barbastro en 1064 par les Normands et la fondation du royaume de Sicile en 1070 ne font qu'annoncer les Croisades, elles aussi prolongement de cette guerre commerciale entreprise par l'Europe atlantique, une poussée vers l'Orient qui aboutira aux Grandes Découvertes qui assoiront la domination mondiale de l'Europe pour quatre siècles. Les Vikings ont certes laissé peu de textes et de vestiges, mais ils ont été les acteurs majeurs d'une période décisive de l'histoire de l'Occident et fondatrice de l'identité européenne. La source principale pour la période est Prudence de Troyes, qui rédigea les annales de Saint Bertin de 835 à 861.
C'est cette histoire des vikings que j'essaie de reconstruire par mes recherches et mes livres, en étant bien sûr ouvert à tout débat public pour faire progresser la compréhension de ce passé méconnu.