Avec l'IA, la TV va pouvoir remplacer ses présentateurs
Dans son message qui sera diffusé le 1er janvier, le pape François appelle à se doter d'un « traité international contraignant qui réglemente (…) l'intelligence artificielle ». Jorge Bergoglio aura 87 ans dimanche. De quoi inviter à réfléchir au « sens de la limite ». L'être humain, dit-il, « risque (…) de tomber dans la spirale d'une dictature technologique ». Bien sûr, le pape se réjouit des « extraordinaires avancées de la science ». Les robots sauvent des vies tous les jours, notamment en chirurgie.
ChatGPT est arrivé le 30 novembre 2022. « Ce siècle a un an », s'écriait récemment Laurent Alexandre. Pour le gourou de l'IA et tant d'autres acteurs économiques, ce nouvel outil ne préfigure point une dictature mais une libération. De gros gains de productivité sont attendus dans des secteurs à marges faibles.
Prenons les media traditionnels : le texte génératif va révolutionner la presse écrite mais aussi l'audiovisuel. Les avatars existent déjà : « en 2021, Kuwait News avait dévoilé une animatrice virtuelle (…) Fedha, [pour] présenter sur les réseaux sociaux en arabe classique un bulletin d'information sur le compte twitter de la chaîne », relève TV5 Monde.
Depuis le 20 avril, Jade présente la météo sur la chaîne suisse M Le Média. Humainement parlant, la jeune « femme » n'existe pas mais que n'est-elle pas désirable ! Toujours belle, en forme, souriante, cette poupée pourra changer de tenue à volonté, au gré des modes et des saisons. Sa performance sera toujours égale, prévisible, calculable.
Jade ne décevra jamais et si tel était le cas, il suffirait d'en changer les traits et la silhouette. On peut tout lui faire et lui faire faire sans rien lui demander. C'est le grand luxe ! Le management devient indolore, si lisse qu'on n'y pense même plus. Jade est mobilisable à tout instant, ne dort jamais, ne se blesse pas, n'est pas malade, ne sera jamais enceinte, ne prend ni salaire ni congés, n'est pas syndiquée, n'exige rien ni pour elle ni pour autrui. Sans carrière, sa gestion ne coûte rien non plus. Sans humeur, Jade ne jasera jamais autour de la machine à café, ne fera pas de procès à son patron. Des sujets comme le télétravail, les sorties d'école et autre nounou s'évanouissent. Quel modèle pourra résister à pareille solution sans chair ni os ? Avec Jade, tout conflit disparaît. La fin du salariat emplit de joie le capital qui peut tranquillement s'adjuger un monde sans lutte ni grève. Grâce à l'IA, on sort enfin du XIXe siècle !
À l'heure où j'écris ces lignes, Jade est déjà dépassée, alors que son âge est inférieur à une grossesse normale. Bientôt il y aura toute « une chaîne d'information réalisée par une IA », claironne Les Échos. « Channel 1.AI, disponible en 2024 dans le monde entier, [utilisera] l'intelligence artificielle pour générer des présentateurs, mais aussi des reportages, des images, etc. », ajoute le quotidien économique. C'est Jade puissance dix : « Ils ont des âges, des voix, des physiques complètement différents - et même quelques rides - et ressemblent à s'y méprendre à de vrais présentateurs. » Qui dit mieux ?
Le marché unique du vaste monde s'ouvre mécaniquement, l'IA renversant d'une ruade la barrière de la langue : « Il pourra y avoir une traduction simultanée à l'intérieur des reportages », indique Les Échos. On voit ainsi « un habitant de Brest [se mettant] à parler un parfait anglais ».
Comble du comble : anonymisation rime avec personnalisation. C'est parce que l'humain s'évapore que l'on pourra concrétiser une offre sur mesure « en fonction de ses propres intérêts, de la langue choisie, et de la localisation de l'internaute ». L'équation est toute simple : l'algorithme, en baissant les coûts de production, permettra de « produire beaucoup de contenus », explique l'un des fondateurs de la chaîne, le serial entrepreneur Adam Mosam.
Et le journaliste, alors ? Il n'est pas évincé, juste déplacé. Channel 1.AI s'abreuvera à trois sources, « des agences de presse, des reportages faits par une centaine de reporters indépendants, et des contenus générés par IA, à partir de documents ». Et surtout : un label éditorial sera clairement affiché. L'homme reste le vérificateur absolu. Mais pour combien de temps ?
Certains se demandent benoitement si le public aimera regarder des personnages virtuels. Cette question n'a aucun sens. On le sait depuis le fameux test de Turing, pionnier de l'informatique et de l'IA. Si on ne distingue plus l'homme de la machine, c'est que la machine peut remplacer l'homme. On regardera Jade comme n'importe qui d'autre, et déjà des regards en sont certainement tombés amoureux.