En Géorgie, la présidente proeuropéenne refuse de céder sa place
Le bras de fer géorgien est-il entré dans sa phase décisive ? Nous avons déjà parlé du conflit de fond entre deux visions de l'avenir de ce pays du Caucase : celle du parti au pouvoir, le « Rêve géorgien » (RG), prorusse, contrôlé par le milliardaire Bizdina Ivanishvili, et celle, proeuropéenne, de l'opposition et de la présidente Salomé Zourabichvili. Si le clivage n'a rien de nouveau, les évènements se sont accélérés au cours des derniers mois. Au printemps, une loi « russe » qualifiant d'« agent étranger » toute ONG recevant plus de 20 % de son financement de l'extérieur avait été adoptée. Cette loi a été suivie, le 26 octobre, par la victoire controversée du RG aux élections législatives. Le 28 novembre, ayant constaté de sérieuses irrégularités, le parlement européen a appelé la Géorgie (pays candidat à l'adhésion à l'UE) à un nouveau vote sous contrôle international. Il a aussi recommandé des sanctions contre les dirigeants du RG, jugés responsables du « recul démocratique […] et de l'utilisation abusive des institutions de l'État ». Le Premier ministre géorgien Irakli Kobakhidze a immédiatement rétorqué en annonçant la suspension des négociations avec l'UE jusqu'en 2028, déclenchant des manifestations, toujours en cours, à Tbilissi. Le 14 décembre, le RG a consolidé son pouvoir avec l'élection comme nouveau président de l'ancien footballeur Mikhail Kavelachvili — seul candidat en lice (un collège électoral parlementaire a remplacé les élections présidentielles directes en 2017). Le choix de Kavelachvili a été accueilli avec dérision par des manifestants munis de cartons rouges qui dénoncent son inaptitude (il n'a aucun diplôme) et l'accusent d'être un simple outil dans les mains d'Ivanishvili.
Le seul contrepouvoir en Géorgie semble désormais être Salomé Zourabichvili, qui a dénoncé un « coup d'État constitutionnel ». Cette ancienne diplomate française refuse de partir à la fin de son mandat, le 29 décembre, qualifiant le parlement, et donc l'élection de Kavelachvili, d'illégitime. Le 18 décembre, devant le parlement européen, elle a plaidé pour de nouvelles élections législatives, accusant le RG d'une manipulation à grande échelle. Les observateurs avaient déjà été alarmés par le décalage entre les résultats officiels (53 % pour le RG) et des sondages à la sortie des urnes qui ne donnaient que 40-44 % au parti au pouvoir : selon HarrisX/Mtavari, ce décalage a atteint même 40 % par endroits. Un rapport des organisations MyVote, ISFED et GYLA, basé sur le travail de 3500 observateurs, a relevé l'achat des votes dans 13 % des bureaux, des « bourrages d'urnes » et l'absence fréquente de vérification d'identité des électeurs, leur permettant de voter à plusieurs reprises. Des irrégularités ont également été constatées à l'étranger, où tout indique que le gouvernement aurait agi pour réduire la participation de la diaspora, estimée à 1 million de personnes et peu favorable au RG. Selon l'ancien ministre pour l'intégration européenne Thorniké Gordadze, seuls 100 000 Géorgiens expatriés figurent sur les listes électorales : le RG en aurait profité en distribuant à ses partisans des copies des cartes d'identité d'autres expatriés (toujours enregistrés en Géorgie).
Au sein de l'UE, les réactions face à la situation politique géorgienne ont été contrastées. Si la grande majorité des eurodéputés ont soutenu l'appel à de nouvelles élections (444 pour, 72 contre avec 82 abstentions), la Hongrie et la Slovaquie — les pays de l'UE les plus favorables à Moscou — ont pris le côté du RG. Le lendemain des élections, Viktor Orban est allé à Tbilissi pour féliciter le gouvernement en déclarant que le scrutin avait été « libre et démocratique ». Les Hongrois et Slovaques ont fait échouer les sanctions proposées par Kaja Kallas, cheffe estonienne de la diplomatie de l'UE, contre le RG ; le ministre slovaque des Affaires étrangères Juraj Blanar a par ailleurs accusé Salomé Zourabichvili de « violer la constitution et la loi » géorgienne. Son homologue hongrois Peter Szijjarto a fustigé l'« hypocrisie politique » de l'UE qui ciblerait la Géorgie parce qu'un parti « orienté vers la paix, patriotique, conservateur » avait gagné les élections. Accusé par l'Estonie de jouer pour une « autre équipe », Szijjarto (qui s'est rendu à Moscou 12 fois depuis l'invasion de l'Ukraine) a répété l'argument du RG qu'il s'agit de l'« équipe de la paix ». Ces divergences par rapport à la Géorgie reflètent clairement une division plus globale entre l'Europe Centrale et celle de l'Est face à la Russie, avec les pays baltes et la Pologne d'un côté et la Hongrie et la Slovaquie de l'autre.
Quant à la question de l'ingérence russe en Géorgie, Gordadze souligne que, si Moscou agit, c'est plutôt par « sous-traitance ». Déjà acquis à sa cause, le RG possède tous les leviers pour réaliser un programme favorable au Kremlin sans besoin d'interventions externes. En plus, le RG tire profit de la peur d'une certaine partie de la population qui craint réellement une invasion russe si la Géorgie adoptait une attitude trop proeuropéenne. Pour l'instant le RG réussit son pari tel un rouleau compresseur que même les appels de Salomé Zourabichvili auront du mal à arrêter.