Kaizen, le documentaire d'Inoxtag, est-il une petite révolution ?
C'est une « petite révolution », s'écrie Michel Guerrin dans Le Monde : « Jamais, note-t-il, on n'avait sorti un film payant en salle, puis le lendemain gratuit sur YouTube, dans les deux cas avec succès. » L'avant-première de Kaizen - 1 an pour gravir l'Everest eut lieu vendredi 13 septembre. Le film déboula le lendemain sur la plateforme numérique, à 14 h 30. Ce lancement en deux temps permit de faire venir les jeunes au cinéma, même si Michel Guerrin se demande « pourquoi un public intensément jeune a payé une place de cinéma pour un documentaire (…) qu'il pouvait voir gratuitement le lendemain sur YouTube ». La réponse est simple : les jeunes achetèrent bien plus qu'une place de cinéma ; ils payèrent pour avoir le sentiment d'en être, de participer à l'aventure d'Inoxtag qu'ils connaissent bien et dont ils suivent les défis depuis longtemps. En plus, lors de l'avant-première, l'influenceur les gratifia d'une version longue et des coulisses du tournage, une manière de les associer à l'intimité de sa démarche.
Cette mousson de jeunesse fait du bien aux salles obscures. Selon une étude parue en juin du CNC (Centre national du cinéma et de l'image animée), la fréquentation du cinéma par les 15-24 ans chuta de 32,5 % entre 2016 et 2023 ! Aspirés par les réseaux sociaux et les plateformes, les jeunes semblaient inexorablement perdus pour la toile – et voilà qu'Inoxtag leur fait prendre des places !
Pourtant, Kaizen est « hors-la-loi » : en France, un film ne peut sortir sur YouTube le lendemain de sa sortie en salles, sauf si celle-ci se limite à 500 séances. Au-dessus, il doit patienter 4 mois avant d'être diffusé en vidéo à la demande payante (VOD), de 15 à 36 mois pour les plateformes comme Netflix ou Prime Video, et de 22 à 36 mois pour les chaînes de TV en clair. Autant dire une éternité. Cette réglementation vise à protéger les acteurs du cinéma en leur accordant des temps d'exclusivité. Mais cette « chronologie des media » correspond-elle encore aux mentalités ?
Le documentaire d'Inoxtag fut diffusé plus de 900 fois par la société de distribution mk2 ! Pour cette infraction, le distributeur peut se voir infliger une amende de 45 000 €, une broutille vu les millions engrangés. Mais le sujet est ailleurs : « Un procès, selon Michel Guerrin, aurait un effet désastreux pour le milieu du cinéma, qui serait accusé d'être antijeunes et déconnecté de la société. » Est-ce à dire que tout créateur de contenu numérique diffusera dorénavant son œuvre presque immédiatement après sa projection en avant-première ? En tout cas, Inoxtag crée un précédent. Tout dépend de la communauté mobilisable. Avec 20 millions d'abonnés (8 sur YouTube, 5,9 sur TikTok et 5,2 sur Instagram), Inès Benazzouz (c'est son vrai nom) peut tout se permettre. Son coup médiatique profite à tous, au cinéma en particulier. La file d'attente, le retour du public in situ, la puissance du grand écran le restaurent dans sa vocation d'événement spectaculaire.
Kaizen contracte les mots japonais kai (changement) et zen (meilleur). Le concept s'inspire de One Piece, la série de shōnen mangas créée par Eiichirō Oda – genre dont les Français sont hyper friands. Il s'agit d'être en quête de la meilleure version de soi-même, de s'améliorer de jour en jour pour réaliser ses rêves. L'Everest ? Jamais Inoxtag, peu sportif, n'aurait imaginé poser le pied dessus. Mais à force d'efforts et de sacrifices (ce qui en dit long sur ce que les jeunes recherchent), il y parviendra… pour peu qu'il ait de l'argent, le budget se comptant en millions d'euros, avec cent personnes au générique, un encadrement sur mesure et au long cours par le guide Mathis Dumas.
Des critiques fusèrent du monde de la montagne : « caprice de riche », « collaboration commerciale », « coût écologique », « surfréquentation de l'Everest », « placement de produits ». Mais comme pour le cinéma, Kaizen fait une publicité inespérée pour l'alpinisme, une pratique en recul. Ce milieu tenant à son entre-soi, il pense qu'Inoxtag y fait une effraction pataude et brutale, alors qu'il ne revendique aucun exploit. L'influenceur « se contenta » de la voie classique de l'Everest. Néanmoins, il en fait un egotrip et sa démarche « promeut une vision d'un monde situé socialement, dans lequel il y a des gens qui "se dépassent" et des individus ordinaires », estime Arthur Malé, normalien, doctorant en STAPS, spécialisé en histoire du sport. Avec des prises de vue par drone sur fond de musique épique et lacrymale, « Kaizen apparaît comme le symbole d'un monde glorifiant les individus entreprenants, disciplinés et virils », alors que tant de jeunes perdent leur temps sur les écrans à regarder et à enrichir… Inoxtag. C'est tout le paradoxe : en atteignant en larmes le sommet de l'Everest, l'influenceur supplie ses fans : « Arrêtez d'être derrière les écrans ! ».