Les cycles de Kondratiev face à la révolution de l'intelligence artificielle
Qui se souvient de Nikolaï Kondratiev, assassiné par Staline il y a 85 ans ? Brillant économiste ayant épousé dans sa jeunesse la cause de la révolution à la fin du régime tsariste, il avait soutenu la (très) relative libéralisation introduite par Lénine. Accusé dès 1930 de soutenir le complot imaginaire du « parti industriel », le régime stalinien l'avait condamné à 8 ans d'emprisonnement avant de l'exécuter le 17 septembre 1938. Quel crime avait-il commis ? Il avait étudié de manière rigoureuse l'histoire économique britannique depuis la Révolution Industrielle. Sur la base de données empiriques, il avait tiré des conclusions qui le rendaient hérétique aux yeux du Parti. Contrairement à ce que professait Karl Marx, l'économie suivait des cycles de croissance et de dépression au rythme de l'innovation technologique. Cette analyse – fondée sur l'étude de la fluctuation des prix de matières premières (le blé et le cuivre par exemple) - contredisait les fondements de l'idéologie marxiste qui promettait des « lendemains qui chantent » grâce à la planification étatique.
Kondratiev a identifié 2 cycles complets de 50 ans de 1770 à 1896 : une croissance de 25 ans alimentée par l'innovation technologique suivie par une dépression d'une période équivalente. La première vague a débuté dans la décennie 1770 au Royaume-Uni avec l'invention de la machine à filer le coton pour finir avec la grande dépression des années 1820. Une fois les bénéfices d'un progrès technologique (productivité en hausse permettant des profits et donc des investissements) digérés par l'économie, une période de dépression s'installe jusqu'à ce que de nouvelles découvertes lancent un nouveau cycle vertueux… La généralisation de la machine à vapeur allait permettre au deuxième cycle de s'enclencher. À chaque fois, les innovations entraînent des changements profonds au sein des sociétés et préparent le terrain à un nouveau cycle.
Les théoriciens économistes sont nombreux à considérer que nous sommes au début d'un sixième « cycle K » grâce à l'émergence de l'Intelligence Artificielle (IA), après l'électricité (1900), le pétrole (1950) et Internet (1990). C'est ce que soutient Elliot Leavy pour Quillette (voir ci-joint). Il y a en effet des signes financiers que détectent les disciples de Kondratiev : comme un afflux de capitaux vers les technologies émergentes qui débouchent sur de nouvelles industries. Qui façonnent alors de nouvelles infrastructures… 2023 est une année record quant aux investissements dans les « startups » focalisées sur l'IA : 14,1 milliards de dollars injectés. Parallèlement, toutes les industries sont transformées radicalement par l'irruption de l'IA. Google DeepMind vient d'annoncer le lancement d'AlphaMissense, pour prédire la toxicité de mutations génétiques dans des protéines. Entraîné à lire le séquençage des protéines (tâche complexe puisqu'il s'agit d'un enchaînement de 20 types d'acides aminés le long d'un polypeptide), cet outil a analysé 71 millions de mutations génétiques possibles et aurait réussi à catégoriser 89 % d'entre elles avec une excellente fiabilité. On parle ici d'un progrès révolutionnaire pouvant bouleverser le monde médical en permettant la création plus rapide de médicaments mieux ciblés (en optimisant la combinaison des molécules tout en simulant leur effet de manière dynamique). Avec une telle technologie, plus besoin de tests pendant des années pour accumuler une masse de données empiriques… Globalement, on n'aurait plus à sélectionner ou adapter un contenu pour un utilisateur, mais le continu serait créé de manière unique pour chacun. La nouvelle génération d'IA (ou « GenAI ») serait capable de synthétiser des données de manière dynamique et d'exécuter un plan vers un objectif fixé sans dépendre des instructions ou données fournies par un opérateur… Les « chatbots » (IA de conversation) – à eux seuls - devraient permettre des économies en coûts du travail de 80 milliards de dollars d'ici 2026. Un tel bouleversement correspond précisément à la condition établie par Kondratiev pour identifier un nouveau cycle : on serait donc bien à la première phase du sixième cycle de Kondratiev…
Certains théoriciens pensent cependant que nous sommes toujours à la fin du cinquième cycle. Des technologies existantes et maîtrisées n'ont pas encore atteint leur plein potentiel : des champs de développement concernent toujours les semi-conducteurs ou les batteries au lithium par exemple… Mais les découvertes permises par l'IA s'accélèrent. IBM a annoncé en juin dernier qu'un calculateur quantique avait réussi à simuler la composition d'un matériau complexe et d'en prédire les propriétés – chose que les calculateurs classiques ne savent pas faire sans une marge d'erreur trop importante. Apple a, pour sa part, sorti son « Vision Pro headset » qui permet de fondre du contenu virtuel dans un espace physique réel : ce casque révolutionnaire offre une navigation en utilisant nos yeux, nos mains et notre voix… Staline avait raison de s'inquiéter : la grille de lecture de Kondratiev semble toujours d'actualité !