L'Allemagne saisie par le doute
Le « modèle allemand » a des ratés. L'Allemagne reste un colosse industriel assis sur des réserves budgétaires cossues qui contrastent cruellement avec les dettes abyssales de la cigale française. Mais voilà que, saisi par le doute sur son avenir, le colosse regarde ses pieds en se demandant s'ils ne seraient pas d'argile. Sa part de marché dans le commerce mondial a chuté de 8,4 % en 2016 à 6,7 % en 2022. Cette année, le PIB de l'Allemagne devrait finir en récession entre 0,2 et 0,4 %. Sa croissance pourrait être inférieure à celles des États-Unis, du Royaume-Uni, de l'Espagne ou... de la France dans les cinq prochaines années, selon les prévisions du FMI.
La plupart des indicateurs économiques sont dans le rouge : production industrielle, consommation, investissements, exportations. Et le moral des entrepreneurs est en berne. Les médias germaniques se prennent même à regarder de l'autre côté du Rhin, vers ce pays où se plairait Dieu (« Vivre comme Dieu en France »), en se demandant, à l'instar de l'hebdomadaire Der Spiegel cette semaine, si la France ne serait pas finalement devenue « l'Allemagne en mieux » (« Frankreich – das bessere Deutschland »)...ce qu'à Dieu ne plaise ! En visite à Berlin hier, notre ministre de l'Économie, Bruno Le Maire, n'en croyait pas ses yeux : « Je n'aurais jamais pensé voir les mots “miracle économique” et “France” dans la même phrase », s'est-il félicité devant les journalistes, après une réunion avec ses homologues allemands des finances et de l'économie. Il a toutefois tempéré son propos : « Je pense qu'un peu de lucidité ne saurait nuire. Il nous reste un chemin à parcourir considérable pour réindustrialiser la France. C'est à mes yeux la bataille fondamentale. La France avait une part de son industrie dans son PIB de plus de 20 %, elle est tombée à moins de 10 %. L'Allemagne est toujours largement au-dessus des 20 % », a reconnu Bruno Le Maire. Modérant lui aussi son enthousiasme, l'article du Der Spiegel indiquait que « le produit intérieur brut allemand dépasse de plus de 40 % celui de la France ».
Notre voisin paie cher son abandon du nucléaire qui l'a rendu dépendant du gaz russe... dont l'a coupé la guerre en Ukraine. Pour satisfaire les écologistes, Gerhard Schröder puis Angela Merkel avaient fait le pari risqué de sortir du nucléaire en comptant sur le gaz russe pour assurer la transition avec les énergies renouvelables dont les performances s'avèrent décevantes. Les trois derniers réacteurs en service dans le pays ont été éteints en avril 2023. Résultat : l'Allemagne fait fonctionner à plein régime ses centrales à charbon, polluant sans vergogne ses habitants et ceux des pays voisins, dont la très écologiquement vertueuse France. On se demande par quel prodige l'Allemagne pourrait atteindre les objectifs européens de réduction de 55 % des émissions de CO2 dès 2030 (par rapport au niveau de 1990) et la neutralité carbone en 2050...
L'Allemagne paie aussi le cynisme avec lequel elle a « fait son beurre » pendant des décennies avec la plus inquiétante dictature du monde, la Chine. Ses rapports commerciaux avec l'Empire du Milieu se dégradent à cause du ralentissement de l'économie chinoise mais aussi de l'avance prise par les Chinois dans les batteries, les éoliennes et les panneaux solaires. Sur le marché automobile chinois, la concurrence locale taille des croupières aux BMW, Volkswagen et autres Mercedes qui réalisaient un tiers de leur chiffre d'affaires et de leur bénéfice en Chine. Enfin le recours systématique de l'Allemagne à la main d'œuvre étrangère et sa dénatalité suicidaire deviennent trop visibles pour ne pas inquiéter l'opinion, comme le confirme la montée spectaculaire des votes pour les partis de droite et d'extrême droite.
Le clin d'œil à la France ne doit pas faire illusion : venant des médias germaniques, il n'est pas destiné à faire plaisir aux Français et à Bruno Le Maire mais à fouetter la coalition au pouvoir qui ne parvient pas à s'entendre. Vexée par la passe difficile qu'elle traverse, mais ne voulant pas revenir sur sa phobie de l'atome (« un cheval mort en Allemagne » a encore martelé le chancelier Olaf Scholz au début du mois), l'Allemagne est prête à tout pour conserver son « führung » (sa suprématie, son « leadership ») dans l'Union Européenne, quitte à mettre des bâtons dans les roues de ses partenaires pour entraver leur compétitivité, à commencer par celle que la France a pu préserver grâce à son énergie nucléaire. Si Dieu s'est résigné à rester en France, le démon de l'hégémonie n'a pas déserté les contrées d'Outre-Rhin.