À Notre-Dame de Paris, Viollet-le-Duc est menacé par le fait du prince
Si le chantier de la cathédrale prend fin, une polémique prend vigueur : elle touche au remplacement des vitraux d'Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) dans six chapelles du bas-côté sud de la nef, côté Seine. Ces merveilles restaurées à grands frais ont échappé à l'incendie du 15 avril 2019. Maintenant, il faudrait songer à les déposer et à les remiser dans des caisses ou à les placer dans un musée. Même cette dernière destination, à supposer qu'elle soit techniquement possible, les priverait de leur sens. Les vitraux du célèbre architecte « parlent » in situ : dans sa lettre-programme de 1855, Viollet-le-Duc exprimait sa volonté de parvenir à un « ensemble complet et harmonieux, surtout si le travail est réparti à chaque artiste en raison de la nature de son talent ». Le ministère de la Culture explique : « L'habileté de l'architecte fut en effet de réussir à placer côte à côte des œuvres de sept artistes différents, sans que l'on puisse constater aucune disharmonie entre elles. […] Viollet-le-Duc avait particulièrement recherché dans les chapelles l'accord entre les vitraux, l'ornementation des murs et le mobilier. Dans chaque chapelle, les vitraux n'étaient donc plus des œuvres isolées, mais entraient en complète résonance avec les peintures qui en décoraient les parois. »
Cette unité de style disparaîtrait-elle si d'aventure le projet élyséen voyait le jour ? Les vitraux ont beau être transparents, la querelle qu'ils suscitent est opaque. On sait juste que quelque 110 duos d'artistes et artisans ont fait acte de candidature, que huit d'entre eux ont été sélectionnés, dont Daniel Buren, l'auteur controversé des colonnes ésotériques installées dans la cour d'honneur du Palais-Royal. Ce projet avait provoqué des années de polémique et de recours sous Jack Lang, de 1986 à 1992. Buren n'est pas connu pour son art du vitrail. Que son nom affleure déjà ne rassure pas les amoureux du patrimoine. Le fait que le projet soit figuratif non plus. Les vitraux doivent représenter l'arbre de Jessé, la généalogie de Jésus. C'est juste une indication, pas une garantie.
La charte de Venise interdit en principe le remplacement d'œuvres existantes par de nouvelles créations. La restauration « s'arrête là où commence l'hypothèse », énonce son article 9. La polémique sur la reconstruction de la flèche à l'identique avait fait connaître ce texte adopté en 1965 par l'Icomos, le Conseil international des monuments et des sites. Si la charte recommande de s'en tenir « au dernier état connu du monument », celle-ci n'est pas contraignante ! Même chose pour la Commission nationale du patrimoine et de l'architecture (CNPA), chargée de conseiller l'État. Son avis défavorable a beau avoir été unanime – ce qui est rare –, celui-ci n'est que consultatif ! Ces failles expliquent l'ultime recours au peuple que représente la pétition Conservons à Notre-Dame de Paris les vitraux de Viollet-le-Duc lancée par le journaliste Didier Rykner, fondateur de la Tribune de l'Art.
L'Église a-t-elle encore le goût très sûr ? En 1971, le ministre des Affaires culturelles Georges Duhamel s'inquiéta publiquement « d'un certain clergé qui, par une interprétation abusive des directives de la nouvelle liturgie, laisse transformer ou disparaître des ensembles qu'il aurait fallu absolument conserver ». L'État laïc se montre-t-il plus respectueux du patrimoine que les curés ? En tout cas, il est parfois plus intransigeant, comme en 2020, lorsque Mgr Michel Aupetit voulut mettre en place un parcours catéchuménal dans les chapelles latérales de la nef alors inoccupées. « Niet », répliqua en substance le ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, jugeant irrecevable la proposition de l'ancien archevêque de Paris. Si l'Église n'est qu'affectataire, son avis compte. Que choisira Mgr Laurent Ulrich, successeur de Mgr Aupetit ? Des références peuvent l'inspirer, qu'il s'agisse des œuvres de Marc Chagall (1887-1985) à Reims et à Metz ou des baies modernes de Pierre-Alain Parot (1950-2023) à Tours. Si on peut les apprécier, ces créations demeurent loin du gothique que Viollet-le-Duc eut l'humilité de respecter.
La « querelle des vitraux » n'est pas nouvelle. En 1935, le journal l'Époque titrait déjà : « Non ! De grâce, pas de vitraux modernes à Notre-Dame ! » « Provocation et menace », tempêtait le Figaro. On craignait alors des vitraux figuratifs inspirés des avant-gardes du début du XXe siècle (Picasso, Mondrian, Delaunay...) et qu'avaient imaginés douze maîtres verriers de renom, dont une femme, Valentine Reyre (1889-1943). Ce projet devait remplacer les vitraux de Viollet-le-Duc jugés « trop ternes ». « C'est un des premiers jalons du débat autour de l'insertion d'œuvres d'art contemporaines dans un édifice ancien », explique à l'AFP Julia Boyon, commissaire scientifique d'une exposition à la Cité du Vitrail de Troyes (Aube). La création contemporaine a-t-elle sa place dans les monuments historiques ? C'est toute la question.