Culture
Charlie, démocratie et blasphème
Cinq ans jour après la tuerie à Charlie Hebdo, qui ose critiquer les religions ? « En réalité, personne. La peur a gagné », répond le célèbre avocat Richard Malka – qui défend le journal satirique depuis 27 ans. L’anniversaire de cet événement tragique a donné lieu à une conférence de presse à Paris. Reporters sans frontières (RSF) et deux rapporteurs spéciaux de l'ONU ont invité les États à protéger les journalistes face à une montée de l'intolérance religieuse. À cette occasion, Richard Malka s’est livré à un plaidoyer en faveur de la liberté d’expression, « la mère de toutes les libertés ». Pourtant, a-t-il déploré, « jamais [celle-ci] n'a autant régressé. (…) Le cancer qu'est l'interdiction du blasphème a métastasé dans tous les domaines de la pensée ». Puis l’avocat a sorti une phrase un peu lapidaire : « Je ne crois pas qu'il puisse y avoir démocratie ou de droits de l'homme sans exercice du blasphème. »
Cette remarque mérite quelques commentaires :
1. Richard Malka ne croit peut-être pas si bien dire. En France, la démocratie dont il parle (pas celle imaginée par les Grecs) tire son origine d’une très grande violence symbolique, manifestée par la Révolution de 1789, et son cortège de profanations, d’exhumations, de décapitations (dont Daech et consorts n’ont donc pas le monopole), afin que le dieu des chrétiens ne soit plus la référence de l’ordre social. Voltaire – toujours enclin à « écraser l’infâme » – demeure la figure iconique et fondatrice de ce droit au blasphème. Sa plume fit germer dans le cerveau des Français cet « esprit critique, détaché et ironique » dont parle le philosophe Gilles Lipovetsky dans l’Ère du vide (Gallimard, 1983). Elle donna naissance à la caste des intellectuels. Du cynisme et du sectarisme, l’esprit voltairien fabriqua une bombe politique. Finalement, rien ne mérite d’être sauvegardé et le sacré n’existe pas. Depuis deux siècles, cette injonction infuse dans les mentalités. Charlie Hebdo la porte comme l’étendard de la profession journalistique. Contrairement à ce que beaucoup pensent, ce journal n’est pas une publication marginale. Sa dégaine ne doit pas masquer son influence : Charlie Hebdo, ajouté à l’esprit Canal hérité des Guignols de l’Info (1998-2018) ou aux faiseurs d'opinion de France Inter, c'est un peu le centre de gravité, le surmoi du milieu médiatique.
2. Ce droit au blasphème justifierait une exégèse approfondie. On ne peut le jeter au visage de l’opinion comme un droit allant de soi. Non : blasphémer ne va pas de soi. Dans aucun pays, dans aucune culture. Ou alors Richard Malka doit être honnête : si on peut blasphémer à l’envi, il faut reconnaître aux adeptes des religions le droit de faire de même, et donc de piétiner ce qui est profane ou irréligieux. Le sacré n’est pas un objet immuable : le sexe, l’argent et le pouvoir forment la sainte Trinité du système consumériste. On observe malicieusement que la volonté de puissance exaltée par ce système se recoupe avec la volonté de jouissance des anars de Charlie. S’il y a une religion à blasphémer aujourd’hui, c’est donc celle-ci. Laissez de côté ciboires, étoles et curés, ils appartiennent à un autre temps. En fait, ce journal s'est trompé de combat.
3. La loi protège les personnes, pas les symboles – sur lesquels peuvent s’exercer le droit au blasphème. En régime de laïcité, ce droit place la société devant une contradiction : comment les religions peuvent-elles jouer un rôle socialement responsable dans l’espace public (ce que leur reconnaît la loi de 1905) si les fidèles qui les font vivre ne sont pas respectés à travers les symboles qu’ils révèrent ? La loi joue ici une sorte de double jeu un peu malsain. On peut aussi s’étonner que l’État contingente en permanence les religions, tente de les domestiquer (y compris en les finançant par divers biais) et parallèlement promeuve le droit de les outrager. Contrairement aux sociétés libérales anglo-saxonnes, l’État en France ne sait toujours pas se situer à la bonne distance de ce sujet. Cela va même jusqu'aux galettes des rois de l'Élysée - dépourvues de fève car le roi n'a plus sa place... Voilà jusqu'où se niche le meurtre du père. Chez nous, tout existe en creux, habité par l'absence.
4. Richard Malka affirme que « la peur a gagné ». Mais les propos qu’il tient (et ceux de RSF) ressemblent un peu trop à des éléments de langage. « Intolérance religieuse » est une manière de ne pas nommer l'islam ou ce qui est associé à cette religion. Pourquoi euphémiser la réalité, alors qu’il veut pousser un cri, que Charlie Hebdo se rappelle justement la journée du 7 janvier 2015 ? Est-ce la peur ? Pour défendre la liberté d’expression, il faut commencer par nommer les choses. D’autant que les faits sont là : si depuis l’attentat huit pays ont supprimé la notion de blasphème, 69 continuent de le réprimer, et 6 États le punissent de la peine de mort (Mauritanie, Brunei, Pakistan, Iran, Afghanistan). Tous ces États sont musulmans. Et même sous nos latitudes où le droit au blasphème est reconnu, des journalistes doivent vivre sous protection policière, comme ceux de Charlie Hebdo. Richard Malka reconnaît que ce droit devient de plus en plus difficile à exercer, face aux pressions et aux menaces venues des réseaux sociaux. Sauf que lesdits réseaux n’y sont pour rien. Derrière, ce sont toujours certaines personnes qui s’expriment voire des foules entières.
5. « Hier, on disait merde à Dieu, à l'armée, à l'Église, à l'État. Aujourd'hui, il faut apprendre à dire merde aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs et blogueuses qui nous tapent sur les doigts comme des petits maîtres d'école. » Ces propos sont de Riss, le directeur de la rédaction de Charlie Hebdo. Il les écrit dans le numéro anniversaire paru aujourd’hui. Riss s'en prend aux « nouveaux gourous de la pensée formatée ». En fait, comme sous la Révolution, un pur trouve toujours un plus pur qui l’épure. Charlie Hebdo n’a plus le monopole de la caricature. S’il lui donne un sens éditorial, le journal est débordé par ce qui se dit partout ailleurs et donc se voit un peu ringardisé. Riss se plaint à juste titre d’un retour hystérique d'une morale punitive. Ce qu’il feint de ne pas voir, c’est que l’esprit de Charlie a métastasé dans toute la société. La caricature s’est démocratisée, voilà tout. Sous couvert de s’attaquer à l’hypocrisie bourgeoise, Charlie Hebdo a libéré les instincts, éradiqué les freins et les codes de l’éducation la plus élémentaire, celle qui permet simplement aux gens de se parler. Il ne reste que des causes obtuses et la violence de ceux qui y croient aveuglément.
Cette remarque mérite quelques commentaires :
1. Richard Malka ne croit peut-être pas si bien dire. En France, la démocratie dont il parle (pas celle imaginée par les Grecs) tire son origine d’une très grande violence symbolique, manifestée par la Révolution de 1789, et son cortège de profanations, d’exhumations, de décapitations (dont Daech et consorts n’ont donc pas le monopole), afin que le dieu des chrétiens ne soit plus la référence de l’ordre social. Voltaire – toujours enclin à « écraser l’infâme » – demeure la figure iconique et fondatrice de ce droit au blasphème. Sa plume fit germer dans le cerveau des Français cet « esprit critique, détaché et ironique » dont parle le philosophe Gilles Lipovetsky dans l’Ère du vide (Gallimard, 1983). Elle donna naissance à la caste des intellectuels. Du cynisme et du sectarisme, l’esprit voltairien fabriqua une bombe politique. Finalement, rien ne mérite d’être sauvegardé et le sacré n’existe pas. Depuis deux siècles, cette injonction infuse dans les mentalités. Charlie Hebdo la porte comme l’étendard de la profession journalistique. Contrairement à ce que beaucoup pensent, ce journal n’est pas une publication marginale. Sa dégaine ne doit pas masquer son influence : Charlie Hebdo, ajouté à l’esprit Canal hérité des Guignols de l’Info (1998-2018) ou aux faiseurs d'opinion de France Inter, c'est un peu le centre de gravité, le surmoi du milieu médiatique.
2. Ce droit au blasphème justifierait une exégèse approfondie. On ne peut le jeter au visage de l’opinion comme un droit allant de soi. Non : blasphémer ne va pas de soi. Dans aucun pays, dans aucune culture. Ou alors Richard Malka doit être honnête : si on peut blasphémer à l’envi, il faut reconnaître aux adeptes des religions le droit de faire de même, et donc de piétiner ce qui est profane ou irréligieux. Le sacré n’est pas un objet immuable : le sexe, l’argent et le pouvoir forment la sainte Trinité du système consumériste. On observe malicieusement que la volonté de puissance exaltée par ce système se recoupe avec la volonté de jouissance des anars de Charlie. S’il y a une religion à blasphémer aujourd’hui, c’est donc celle-ci. Laissez de côté ciboires, étoles et curés, ils appartiennent à un autre temps. En fait, ce journal s'est trompé de combat.
3. La loi protège les personnes, pas les symboles – sur lesquels peuvent s’exercer le droit au blasphème. En régime de laïcité, ce droit place la société devant une contradiction : comment les religions peuvent-elles jouer un rôle socialement responsable dans l’espace public (ce que leur reconnaît la loi de 1905) si les fidèles qui les font vivre ne sont pas respectés à travers les symboles qu’ils révèrent ? La loi joue ici une sorte de double jeu un peu malsain. On peut aussi s’étonner que l’État contingente en permanence les religions, tente de les domestiquer (y compris en les finançant par divers biais) et parallèlement promeuve le droit de les outrager. Contrairement aux sociétés libérales anglo-saxonnes, l’État en France ne sait toujours pas se situer à la bonne distance de ce sujet. Cela va même jusqu'aux galettes des rois de l'Élysée - dépourvues de fève car le roi n'a plus sa place... Voilà jusqu'où se niche le meurtre du père. Chez nous, tout existe en creux, habité par l'absence.
4. Richard Malka affirme que « la peur a gagné ». Mais les propos qu’il tient (et ceux de RSF) ressemblent un peu trop à des éléments de langage. « Intolérance religieuse » est une manière de ne pas nommer l'islam ou ce qui est associé à cette religion. Pourquoi euphémiser la réalité, alors qu’il veut pousser un cri, que Charlie Hebdo se rappelle justement la journée du 7 janvier 2015 ? Est-ce la peur ? Pour défendre la liberté d’expression, il faut commencer par nommer les choses. D’autant que les faits sont là : si depuis l’attentat huit pays ont supprimé la notion de blasphème, 69 continuent de le réprimer, et 6 États le punissent de la peine de mort (Mauritanie, Brunei, Pakistan, Iran, Afghanistan). Tous ces États sont musulmans. Et même sous nos latitudes où le droit au blasphème est reconnu, des journalistes doivent vivre sous protection policière, comme ceux de Charlie Hebdo. Richard Malka reconnaît que ce droit devient de plus en plus difficile à exercer, face aux pressions et aux menaces venues des réseaux sociaux. Sauf que lesdits réseaux n’y sont pour rien. Derrière, ce sont toujours certaines personnes qui s’expriment voire des foules entières.
5. « Hier, on disait merde à Dieu, à l'armée, à l'Église, à l'État. Aujourd'hui, il faut apprendre à dire merde aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs et blogueuses qui nous tapent sur les doigts comme des petits maîtres d'école. » Ces propos sont de Riss, le directeur de la rédaction de Charlie Hebdo. Il les écrit dans le numéro anniversaire paru aujourd’hui. Riss s'en prend aux « nouveaux gourous de la pensée formatée ». En fait, comme sous la Révolution, un pur trouve toujours un plus pur qui l’épure. Charlie Hebdo n’a plus le monopole de la caricature. S’il lui donne un sens éditorial, le journal est débordé par ce qui se dit partout ailleurs et donc se voit un peu ringardisé. Riss se plaint à juste titre d’un retour hystérique d'une morale punitive. Ce qu’il feint de ne pas voir, c’est que l’esprit de Charlie a métastasé dans toute la société. La caricature s’est démocratisée, voilà tout. Sous couvert de s’attaquer à l’hypocrisie bourgeoise, Charlie Hebdo a libéré les instincts, éradiqué les freins et les codes de l’éducation la plus élémentaire, celle qui permet simplement aux gens de se parler. Il ne reste que des causes obtuses et la violence de ceux qui y croient aveuglément.