L'ascension des Ressources Humaines : des commissaires politiques aux gants de velours
« Il n'est de richesse que d'hommes » écrivait Jean Bodin au XVIe siècle. La croissance exponentielle des départements de « Ressources Humaines » (RH) au XXe siècle semble montrer un développement vertueux après les excès de la révolution industrielle. Les RH émergeaient en 1958 pour trouver un équilibre entre le paternalisme patronal des débuts industriels et la production de masse à la chaine du XXe siècle… C'est donc une invention récente, issue du “service du personnel » qui est apparu au début des années 1920. Rien d'idéologique a priori : la taille des organisations ne rendait plus possible les relations directes entre le patron et l'employé… C'est un revirement majeur pourtant, nous dit Helen Andrews pour The Lamp (voir l'article en lien) : on tournait le dos au « management scientifique » mis à l'honneur par l'expérience de Frederick Taylor chez Bethlehem Steel en 1899. La conclusion de cette dernière était simple : il existe une façon optimale d'accomplir une tâche et l'objectif du patron est de forcer ses employés à adopter cette « meilleure pratique » de manière uniforme. Une autre expérience, celle d'Hawthorne en 1933, allait contredire cette vision. C'est l'intérêt porté aux individus qui les rend plus productifs… Pendant plusieurs années, on a proposé à 6 jeunes femmes de travailler à l'écart de la chaine. Plusieurs avantages leur ont été offerts au fur et à mesure : des pauses plus longues, une lumière plus douce, un bonus sur le salaire, etc. Toutes ces attentions ont conduit à une meilleure productivité. Ils ont ensuite retiré ces avantages : la productivité est restée la même ! Les patrons ont sauté de joie : plus besoin d'augmenter les employés puisqu'une attention bienveillante suffit à les rendre plus productifs… La bienveillance fonctionne, et surtout elle coûte moins cher… Cette expérience d'Hawthorne était néanmoins fragile : les attentes de 6 jeunes femmes sont généralement différentes d'hommes mûrs qui ont des familles à nourrir.
En 1940, 30 % des entreprises américaines avait un « service du personnel ». Cette proportion est montée aux deux tiers en 1945. Entre temps, les femmes étaient venues remplacer les hommes dans les usines. Selon l'historien Loren Baritz, l'encadrement masculin non mobilisé s'est retrouvé perdu face à cette arrivée massive aux attentes bien différentes de celles des ouvriers partis à la guerre. Les « RH » venaient les épauler. Toujours selon Baritz, ce n'est pas une coïncidence si la montée en puissance des « RH » s'est calmée avec le retour des vétérans au travail.
La courbe a pris une tournure exponentielle dès la fin des années 60. Le nombre d'employés américains dans les services de « RH » a été multiplié par 10 entre 1960 et 2000. La révolution des “droits civiques” (1964) a profondément affecté le monde du travail. Les lois anti-discrimination impliquaient d'examiner les motivations du patronat, et non plus seulement le respect de règles objectives (ne pas employer d'enfants, ne pas dépasser un temps de travail fixé…). La pression s'est fortement accentuée sur les directions et l'investissement via les RH dans un programme de « diversité » à l'embauche est devenu une garantie pour montrer sa bonne foi aux juges. À partir de 1987, selon la sociologue Lauren Edelman, une nouvelle étape est engagée : de stratégie de défense face aux juges, la « diversité » devient un bien indiscutable pour réussir la globalisation. Pourtant, aucune enquête scientifique n'a jamais déterminé le bénéfice de la « diversité » pour les affaires. C'est un dogme largement promu par les cabinets de consultants très intéressés par ce filon. Les conséquences ont été multiples. Par exemple, une pratique courante dans l'industrie était de mettre en place des programmes « familiaux » : on encourageait l'embauche d'un parent à l'usine. Les patrons avaient beau faire valoir leur expérience : l'application au travail est plus forte quand on est entouré de gens de sa famille. On veut prouver sa valeur auprès des aînés, gagner le respect auprès des plus jeunes, etc. Ces pratiques fondées sur le vécu ont été évacuées au nom du combat contre la discrimination.
Une autre conséquence lourde est la mort lente du syndicalisme… L'ascension des RH a lentement miné ce rapport de force très masculin fondé sur la conviction que les intérêts divergent fondamentalement entre patrons et employés. Cette évolution accompagne la désindustrialisation : une étude de 2017 aux États-Unis montrait que 20 % seulement des plaintes pour discrimination émanaient des « cols bleus », pour 80 % déposées par les cadres et personnels administratifs… La féminisation des entreprises, l'ascension des RH étaient sans doute inévitables et même bénéfiques en compensant la confrontation parfois binaire entre syndicat et patronat. Mais les RH ressemblent aujourd'hui à un commissariat politique avec « l'inclusivité » s'ajoutant à la « diversité ». Une tentative de sonder les âmes des employés au nom d'une bienveillance aussi maternelle qu'idéologique – excellente pour l'image de marque et moins coûteuse qu'une revue salariale…