L'Arctique bouillonne de rivalités
L'océan Arctique se réchauffe 4 fois plus vite que la moyenne planétaire. C'est ce que les climatologues appellent « l'amplification arctique ». Aux « Yukon Flats » en Alaska, connus pour leurs températures extrêmes, les étés sont en moyenne 4,9°C plus chauds que dans les années 50. Une conséquence directe est que l'océan bordant le pôle Nord devrait être totalement libéré des glaces dès la décennie 2030… La libération de cet espace maritime aiguise les appétits des puissances limitrophes. L'ère de « l'exception arctique » déclarée par Mikhail Gorbatchev en 1987 - qui a protégé cette zone de tout conflit et de toute exploitation - est close. Alors que le réchauffement s'accélère dans le grand Nord et que les relations internationales s'enveniment entre l'OTAN, la Chine et la Russie, l'Arctique devient un champ de bataille potentiel d'une importance capitale.
53 % des côtes bordant l'Arctique sont russes et la passage maritime Est-Ouest est un débouché stratégique permettant au Kremlin de contourner les sanctions occidentales. Dès l'année prochaine, Moscou prévoit des navigations régulières toute l'année. Les cargos accompagnés de brise-glaces augmenteront alors leur chargement annuel de 30 à 80 millions de tonnes. La Chine s'est déclarée comme étant une nation « voisine de l'Arctique », démontrant son intention d'ouvrir une « route de la soie » polaire. Une délégation russe s'est rendue en Inde en mars dernier pour offrir aux Indiens un projet de coopération en Arctique. L'adhésion de la Finlande à l'OTAN ne se limitait pas à une réaction face à l'offensive russe en Ukraine : l'alliance occidentale étend ses frontières face au pôle. Anthony Blinken, le Secrétaire d'État américain, a annoncé que son pays allait établir un « poste avancé » à Tromsø, ville norvégienne au-delà du cercle polaire… Une page est tournée : les grandes puissances regardent l'Arctique comme une « mare nostrum » regorgeant de richesses et dont le contrôle conditionne la pérennité de leur puissance.
La boucherie dans les plaines ukrainiennes a convaincu les stratèges russes des limites de leur armée de terre. S'agissant de projection au large de ses frontières et de contrôler la zone arctique que les sous-marins occidentaux n'ont pas cessé de sillonner depuis la Guerre Froide, la force nucléaire et la Marine sont au centre de leur planification stratégique. La Russie dispose avec sa flotte du Nord d'une armada puissante : une douzaine de sous-marins d'attaque à propulsion nucléaire, deux croiseurs lourds lanceurs de missiles en constituent le fleuron. Ces dernières années, la Russie a réoccupé les bases arctiques datant de la Guerre Froide : elle se souvient de l'artère salvatrice que constituait le passage nordique pour recevoir l'aide américaine face aux Nazis. Les mêmes eaux deviennent avec la fonte des glaces encore plus importantes.
Sous les couches de glace se cachent par ailleurs d'immenses richesses. On estime qu'y dort un cinquième des réserves mondiales de gaz et de pétrole encore inviolées. Sans compter les métaux rares et précieux tels que l'or, le nickel et le zinc. Si la majorité de ces trésors se trouve sous les terres glacées des nations bordant l'Arctique, la navigabilité croissante de ses eaux fait de la région un point brûlant de la géopolitique mondiale. Une commission des Nations Unies travaille à partager la souveraineté de la partie centrale de l'océan polaire entre la Russie, le Danemark et le Canada. Si Vladimir Poutine coopère pour l'instant à cet exercice, Joe Shute rappelle pour UnHerd (voir l'article en sélection) que les Russes ont, dès 2007, planté un pavillon en titane dans le fond marin à 2 milles sous le Pôle…
Les droits de pêche sont un autre enjeu économique majeur : avec le réchauffement des océans, les espèces ont tendance à migrer toujours plus au Nord. Le volume de pêche dans ces latitudes septentrionales devrait augmenter de 20 % d'ici 2050.
L'archipel norvégien de Svalbard est aussi un nœud de conflit potentiel. Depuis un traité de 1920, plusieurs pays incluant la Chine et la Russie bénéficient d'un droit de passage et d'exploitation. Les Russes y sont très présents avec des mines de charbon sur l'île de Spitsbergen et ont toujours revendiqué la souveraineté sur l'archipel. Ce point de tension historique pourrait se transformer en point d'ignition une fois placé au centre des « jeux de guerre » des puissances rivales…
L'Arctique mérite pourtant une concorde entre les puissances rivales. Si son réchauffement permettra d'accéder à de nouvelles richesses, les enjeux écologiques sont capitaux. Le permafrost contient des sols de tourbière qui sont les plus puissants puits de carbone du monde (les tourbières absorbent 2 fois plus de carbone que toutes les forêts de la planète). Les feux de forêts, la fonte des glaces sont susceptibles de réanimer des bactéries, des virus endormis depuis des dizaines de milliers d'années… Les enjeux dépassent donc les rivalités nationales.