Culture

« Friends » : la fausse promesse d'une « série culte »

Par Ludovic Lavaucelle - Publié le 13/11/2023 - Illustration : Shutterstock

Matthew Perry, alias Chandler Bing, a été retrouvé mort dans sa baignoire le 28 octobre dernier. Si les causes de la mort n'ont pas été dévoilées, son lourd passé d'addiction à l'alcool et à la drogue est connu. Une fin tragique pour un acteur de 54 ans dont la carrière a été portée par le phénoménal succès de la série américaine « Friends » de 1994 à 2004. Il y jouait Chandler Bing, le personnage le plus populaire – drôle et sarcastique - de cette bande d'amis d'une vingtaine d'années vivant dans un appartement de Manhattan et passant la plupart de leur temps dans un café branché près de Central Park. Le dernier épisode, sur les écrans le 6 mai 2004, a été suivi par plus de 52 millions d'Américains. « Friends » a fait rêver des millions d'adolescents et de jeunes adultes pendant la décennie allant de la chute du communisme au début de la guerre « contre la terreur ». Les fans ont cru à la promesse de « Friends » : vivre totalement « connecté » socialement grâce à un groupe d'amis soudés tout en étant libre de toute responsabilité importante…

1999, la fin d'une décennie pleine d'un libéralisme triomphant… C'est la sortie d'un film sombrement prophétique qui devait aussi marquer son époque : « The Matrix ». Neo, le personnage principal doit choisir entre 2 pilules : une rouge (qui lui révélerait la terrible situation de son existence et du monde qui l'entoure) ou une bleue (qui lui permettrait de tout oublier et de revenir à sa vie tranquille). Il choisit la rouge et découvre l'asservissement des êtres humains, devenus des sources d'énergie pour des machines. Si Neo avait choisi la pilule bleue, il aurait pu se retrouver dans l'univers de « Friends », nous dit Mary Harrington pour UnHerd (voir son essai en lien). Or, le monde fantasmé de « Friends » attire toujours : la série était la plus regardée sur Netflix en 2019.

Dans « Friends », la vie est si facile que 6 jeunes adultes peuvent prétendre occuper un appartement spacieux dans une des villes les plus chères du monde… Tout en étant indépendants donc libres de toutes les obligations – sauf celles qu'ils choisiraient. Or, les liens de cette « famille choisie » restent incassables. Ross (joué par David Schwimmer) est un jeune homme névrosé : loin de le rendre pathétique, sa vulnérabilité est attachante… La naïveté désarmante d'un Joey (Matt LeBlanc) ou d'une Phoebe (Lisa Kudrow) ne les transforme pas en carpettes dans la jungle de la vie réelle, mais les rend charmants aux yeux de leurs amis… Les personnages pouvaient être par moments méchants, capricieux, méprisables : rien que des défauts sans importance aux yeux du groupe. En fait, « Friends » peint un monde rêvé par des « boomers » (les auteurs David Crane et Marta Kauffman) : celui qu'ils pensaient avoir légué à leurs enfants. Un monde totalement connecté où les frontières, les différences ne comptent pas, où les individus peuvent vivre en totale liberté sans aucune conséquence sérieuse pour leurs congénères.

L'épisode final de « Friends » en 2004 eut lieu juste 4 mois après le lancement d'un nouveau de « groupe d'amis » appelé « Facebook » (aujourd'hui Meta). On passait d'un univers médiatique où l'écrit dominait (télé et journaux) à celui du digital, du virtuel, des réseaux sociaux. Une telle révolution change notre vision du monde : l'écrit (qui reste) garde un lien l'objectivité du réel que le virtuel n'assure plus. La transition s'est faite en douceur : les groupes sur Facebook n'ont fait que répliquer les réseaux d'amis du monde réel. Assez vite néanmoins, les réseaux sociaux en ligne ont supplanté les rencontres réelles : on ne va plus (ou beaucoup moins) au café du coin dans l'espoir de rencontrer des connaissances voire d'en faire de nouvelles – comme dans « Friends ». La promesse de Facebook, sorte de « Friends 2.0 » n'est pas remplie : 22% des jeunes adultes américains disaient en 2019 ne pas se connaitre d'amis véritables. Il n'a jamais été aussi facile de se connecter avec autant de personnes, d'amis putatifs… Comme dans « Friends », ces relations restent optionnelles : on les choisit et on les rejette quand on veut. On comprend la pression intense, le besoin d'afficher une image parfaite devant tant « d'amis » par le biais de l'écran, la machine qui se nourrit de nos « profils ».

Les créateurs de « Friends » ont fait avaler une pilule bleue aux spectateurs. Ils ont cru – comme Tony Blair – qu'en étant toujours plus « ouverts » aux autres, à nos propres émotions, « tout ne pourrait qu'aller mieux ». C'était la « fin de l'Histoire », la grande fête d'un village global où toutes les différences ne comptaient plus, où l'inclusivité et l'amour sans condition du prochain promettaient qu'il n'y aurait aucune gueule de bois… Dans le monde virtuel, de nombreuses pilules sont disponibles. La seule qui n'est plus en stock est la bleue : celle du cocon bien douillet de « Friends » où la transparence sur qui nous sommes réellement ne prête pas à conséquence. Matthew Perry est mort dans sa baignoire : la fête est bel et bien finie.

La sélection
The empty promise of Friends
Lire l'essai sur : UnHerd
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